Consommation et Citoyenneté pour une économie solidaire

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Consommation et Citoyenneté pour une économie solidaire

En témoigne la vigueur des combats et stratégies déployés pour défendre chiffre d’affaires et parts de marchés, à la fois entre concurrents sur le marché, devenu champ de guerre du marketing, et au niveau réglementaire, national et international, par la manipulation d’études scientifiques et par les pressions exercées auprès des politiques et décisionnaires[1].

Or, ce sont bien les achats, quotidiens et ponctuels, des individus et des collectivités qui composent concrètement le chiffre d’affaires des entreprises.

Acheter, c’est donner son argent, en échange de biens ou de services. Au-delà de la valeur de l’échange pour celui qui achète, le consommateur ne doit-il pas s’intéresser à ce que finance ou ne finance pas cet argent ?

I - Un fonctionnement pervers
1 - Alibi marketing : la demande du consommateur
a) Recherche de prix bas et rêve d’un monde meilleur
b) Objectif de rentabilité maximale
c) Défense du consommateur ?

2 - L’offre des entreprises : la fin justifie les moyens
a) Modes de production et de conception
b) Modes de distribution
c) Stimulation de la consommation

3 - Les conséquences
a) Coût immédiat et coûts cachés
b) Santé
c) Environnement
d) Economie et société
e) Liberté du citoyen

II - Quelle marge d’action pour le consommateur ?
1 - Nouveaux réflexes pour un consommateur responsable
2 - La consommation responsable, Une affaire de riches ?
a) Consommer autrement, à coût égal
b) Consommation à deux vitesses
c) La qualité globale, un droit pour tous

III - Agir par la consommation et agir pour consommer autrement
Annexe : complément d’information
I - Un fonctionnement pervers
Les entreprises mettent en avant les souhaits ou prétendus souhaits des consommateurs pour justifier des logiques de production industrielle et de grande distribution dont les conséquences sont considérables pour la santé, l’environnement, l’économie locale, la société, et finalement la liberté de chacun(e).

1 - Alibi marketing : la demande du consommateur

a) Recherche de prix bas et rêve d’un monde meilleur

Les professionnels du marketing et de la publicité s’appuient sur des aspirations naturelles de l’être humain : meilleure qualité de vie, confort, simplicité, liberté, sécurité, sensualité, beauté, etc. En infantilisant le consommateur, sur une base d’idéologie hédoniste et individualiste, qui fétichise l’argent (sensé conférer pouvoir, identité et bonheur)[2], ils exacerbent souvent ces aspirations. Ils devancent ainsi les demandes conscientes ou inconscientes de ce prétendûment « client-roi ». Celles-ci se trouvent aussitôt transformées en arguments de vente, réels ou fictifs.

Trop souvent, le consommateur ne fait pas le lien entre sa demande et son comportement d’achat, d’une part, et les pratiques des entreprises, d’autre part. Mais pour les opérateurs, c’est bien parce que le consommateur veut toujours plus et des prix toujours plus bas[3] qu’ils doivent trouver des solutions[4] pour faire la différence face à la concurrence et préserver / accroître leurs parts de marché.

C’est parce que le consommateur entre dans le jeu et se découvre de nouveaux besoins face à l’offre des entreprises que cette dernière est mise en place et mise en scène dans les magasins. Les comportements des consommateurs sont très précisément étudiés pour « capter la clientèle, l’amener à acheter toujours plus et surtout la fidéliser »[5].

C’est aussi parce que le consommateur rêve d’un monde meilleur, où tout serait simple et où régnerait l’abondance, qu’il est assailli de publicités annonçant des produits idéaux, le bonheur et la révolution[6]. Propagande dont on pourrait éventuellement apprécier les qualités artistiques mais qui devient insultante face aux inégalités sans cesse croissantes, au Nord comme au Sud, et à une consommation d’antidépresseurs et autres psychotropes sans précédent dans nos sociétés occidentales.

b) Objectif de rentabilité maximale

Les actionnaires, outre le fait qu’ils possèdent mutuellement les entreprises et, par là-même, le pouvoir de décision sur la stratégie et la politique des firmes, peuvent être considérés comme autant de consommateurs, recherchant cette fois la plus grande rentabilité pour leur investissement. C’est aussi en leur nom que sont justifiées les procédures d’ « optimisation des bénéfices ». C’est bien également à partir de critères de rentabilité financière que les petits porteurs investissent. C’est aussi souvent sur des critères de commodité et de profit financier que l’on confie son argent à des organismes bancaires, sans se préoccuper des circuits qu’ils alimentent et entretiennent.

Ainsi, les entreprises peuvent se considérer prises entre le marteau du consommateur-client, qui veut des prix toujours plus bas, et l’enclume du consommateur-actionnaire, qui recherche le plus grand profit.

c) Défense du consommateur ?

Si les institutions et les consommateurs (directement par leur comportement d’achat ou à travers les organismes qui les représentent) ont indéniablement contribué à l’amélioration de la qualité intrinsèque des produits et services ainsi qu’à la démocratisation de l’accès à ces mêmes produits et services, ils ont également joué un rôle non négligeable dans l’émergence et la croissance de la grande distribution et la généralisation des productions industrielles et de leurs effets pervers. C’est d’ailleurs au nom de la défense du consommateur que la grande distribution est née et s’est pérennisée[7].

En effet, trop souvent, la défense du consommateur est uniquement synonyme de recherche de la qualité intrinsèque du produit, de sa qualité sanitaire, de l’intérêt immédiat du consommateur (prix les plus bas possibles) et du maintien de son pouvoir d’achat, sans considération pour les critères de qualité sociale et environnementale, dont les effets ne sont perceptibles qu’indirectement ou à plus long terme[8].

2 - L’offre des entreprises : la fin justifie les moyens

a) Modes de production et de conception

Pour faire baisser le prix de vente et maintenir ou augmenter la rentabilité, il faut réduire les prix de revient.

Achat de matières premières ou sous-traitance

On recherche le moindre coût avant toute chose. Le dossier « vache folle » en est un cas d’école. Ainsi, alimenter des animaux (naturellement herbivores) avec des farines animales, au mépris des conséquences possibles pour les animaux et les êtres humains, présentait deux avantages : faire baisser les coûts de l’alimentation des animaux avec une source de protéines peu chère et valoriser des résidus qu’il aurait fallu payer pour éliminer. Double gain.

Dans d’autres cas, on externalise des fonctions auparavant assumées par la même entreprise, par exemple en sous-traitant à des fournisseurs employant des travailleurs sous-payés et mal représentés en France (comme des immigrés clandestins ou des prisonniers) ou bien dans des pays à faible coût de main d’œuvre et dans lesquels les législations sociales et environnementales sont plus favorables aux entreprises (travail des enfants, absence de droits syndicaux, pollutions de l’environnement ou sur le lieu de travail). Ce qui permet accessoirement de se dégager des responsabilités et de mettre en avant sa propre charte pour l’environnement ou un code éthique tout en rejetant les excès sur des fournisseurs « irresponsables ». Le responsable est toujours ailleurs !

Recherche marketing et production

On uniformise les produits pour plaire à tout le monde et pour faire des économies d’échelle. En revanche, on multiplie les gammes de produits de façon à inciter les consommateurs à accumuler et renouveler les biens acquis le plus rapidement possible, en rendant obsolète le modèle précédant, dans une illusion d’originalité, de diversité et de modernité.

b) Modes de distribution

Dans la même logique (réduction des prix de vente et maintien des marges), il faut faire baisser les coûts de distribution et faire pression sur les industriels - qui eux-mêmes appliquent des méthodes de production radicales. Dans la distribution, la concentration des opérateurs est extrême et il est difficile d’échapper aux points de vente de la grande distribution : 5 groupements de distributeurs contrôlent en France la vente de 90% de produits de grande consommation, sous leurs enseignes principales ou des enseignes spécialisées, localisées en zone industrielle ou dans des galeries commerciales. Même les magasins de quartier (« l’arabe du coin ») appartiennent souvent à ces groupes ou s’approvisionnent dans leurs centrales d’achat, perdant ainsi leur autonomie et la gestion de leurs prix. Parmi les nouveaux secteurs auxquels s’attaque la grande distribution, les chiffres sont éloquents : 36% des ventes de bijoux, entre 10 et 15% des vins, 23% du marché des fleurs et plantes[9], etc. Ces parts de marché des grands distributeurs leur donnent un pouvoir considérable sur les producteurs, condamnés à disparaître, se faire racheter ou se rassembler.

Les marques de distributeur, créées par et appartenant directement aux acteurs de la grande distribution, leur permettent d’accroître encore davantage leurs marges et leur pouvoir sur les fournisseurs, en coupant toute relation entre producteur et consommateur. Ainsi, les opérateurs peuvent faire pression sur les prix et changer de fournisseur à leur guise, au gré des stratégies et politiques d’achat, sans que le consommateur ne réalise quoi que ce soit puisque l’emballage et l’apparence du produit restent les mêmes.

c) Stimulation de la consommation

On ne se contente pas de répondre aux souhaits du consommateur, on les devance. On flatte l’individu et on crée des modèles d’identification à travers la publicité. Il faut posséder tel et tel objet pour être tel ou tel.

Par exemple, la viande est devenue un aliment de base et la consommation en a beaucoup augmenté. D’un signe de richesse, c’est devenu une norme quotidienne. Ainsi, on ne dit plus « gagner son pain » mais « gagner son bifsteak »[10] .

On achète des plats préparés et on va au fast food parce que c’est moderne, plus simple et rapide. C’est l’ère des produits prêts-à-consommer et des styles prêts-à-vivre, qu’il s’agisse d’alimentation, d’habillement ou de culture. Sur le point de vente, tout est fait pour faciliter la consommation, depuis la structure des magasins (mobilier, mise en scène, couleurs, odeurs, musique) jusqu’au fonctionnement des actions promotionnelles (cadeaux, prix réduits ponctuels, etc.) et autres dispositifs de stimulation de la consommation (cartes de crédit, cartes de fidélité, magazines d’entreprise, etc.). Les grandes surfaces et galeries commerciales séduisent en donnant l’impression d’une « multiplicité d’opportunités qui maximisent la possibilité de consommer raisonnablement »[11]

3 - Les conséquences

a) Coût immédiat et coûts cachés

S’il apparaît logique que la qualité globale (intrinsèque du produit, sociale et environnementale) ait un coût immédiat, on omet souvent de prendre en compte que la non-qualité a également un coût, souvent différé, ou caché.

Le consommateur en prend de plus en plus conscience globalement sur des critères de respect de l’environnement, de citoyenneté et de solidarité. Mais il y est aussi de plus en plus souvent confronté très directement et individuellement : à partir des risques pour sa santé et sa sécurité (p. ex. à travers les scandales de sécurité alimentaire), il réalise l’interdépendance des processus et comprend que les dégradations environnementales, économiques et sociales peuvent in fine avoir un impact sur sa vie. Il peut aussi se culpabiliser (dans son image de soi) quand il comprend que ses achats entretiennent l’exploitation d’enfants ou d’autres êtres humains.

b) Santé

Les conséquences pour la santé sont multiples et reflètent la cascade d’interdépendance des différents critères :

Conséquences directes d’une mauvaise qualité de l’alimentation : maladie de Kreuzfeld-Jacob, allergies, empoisonnement, fragilisation de l’organisme, obésité, maladies cardiovasculaires, diabète, etc. On entend souvent que la sécurité alimentaire n’a jamais été aussi grande. Mais il s’agit avant tout de sécurité sanitaire, des risques immédiats liés à l’ingestion des aliments sans considération pour les risques à plus long terme de la nature de l’alimentation « moderne » : viandes d’animaux alimentés aux farines carnées, utilisation d’hormones et autres antibiotiques, consommation excessive de produits carnés, sel en excès (sans parler des OGM dont on ne peut aujourd’hui présager les effets)

Conséquences dues à la dégradation de l’environnement : allergies, empoisonnement aux dioxines, maladies liées à l’amiante, à la radioactivité, etc.

Conséquences dues à la dégradation des conditions sociales : dépressions, tensions croissantes dans les milieux professionnels et utilisation croissante de psychotropes

c) Environnement

Les modes de production et de consommation occidentaux sont très énergivores et ont de multiples conséquences pour l’environnement : épuisement des ressources naturelles (sources d’énergie fossiles, eau), pollutions de l’air, de l’eau, des sols par l’industrie, l’agriculture et les rejets humains (nitrates dans les nappes phréatiques, nuages de pesticides se déplaçant d’une région à l’autre[12], déchets ménagers, industriels, nucléaires, etc.). Quelques exemples :

Le mode de consommation en hypermarché en est une illustration parlante : « faire ses achats dans un hypermarché de périphérie engendre quatre fois plus de pollution et de nuisances qu’acheter les mêmes provisions à 500 mètres de chez soi dans un supermarché de centre-ville »[13] : voiture indispensable pour s’y rendre, stockage de quantités supérieures en réfrigérateur et congélateur, emballages non-consignés, consommation d’énergie pour les productions hors-saison sous serre et transports maritime, aérien et routier pour les approvisionnements à contre-saison. Sans mentionner le bilan énergétique des transports liés à l’achat de produits fabriqués à faible coût de main d’œuvre à l’autre bout du monde.

Les achats sur internet génèrent aussi un surcroît de pollution par l’immédiateté des livraisons[14].

La surconsommation de viande a également des incidences sur l’environnement : élevages hors-sol et agriculture intensive (pour la production des aliments) liés aux productions industrielles, consommation d’eau et pollutions. Sept protéines végétales sont nécessaires pour produire une protéine animale[15].

Les risques écologiques liés aux OGM, développés pour des raisons économiques par les firmes, font craindre des modifications incontrôlables de la flore et de la microfaune, par l’apparition de résistances imprévues dans des plantes et chez des insectes.

d) Economie et société

Entreprises et économie locale.

La recherche de rentabilité maximale comme critère prioritaire de l’économie produit une concentration toujours plus forte des opérateurs, l’intégration verticale de secteurs économiques entiers, l’émergence / la croissance de quasi-monopoles sur les marchés, de firmes multinationales disposant de pouvoirs considérables par l’ampleur de leur patrimoine financier (quelquefois supérieur à ceux de pays entiers) et la puissance de leurs moyens de pression sur les instances politiques, au niveau national et international.

Bien entendu, cette évolution se fait au détriment des petits opérateurs et de l’économie locale. Ainsi, par une politique de dumping et de prix d’appel sur l’essence, la grande distribution a fait chuter le nombre de stations de 47 500 à 18 500 de 1975 à 1995, avec la disparition de près de 30 000 points de vente de carburants classiques[16].

Avec l’apparition ou en anticipation des problèmes de santé et d’environnement dûs aux modes de production industriels sans scrupules, on édicte des normes, souvent facteur supplémentaire d’exclusion économique pour les petits opérateurs, par les frais et rigidités occasionnés, tandis que les gros opérateurs rencontrent trop souvent le laxisme et la complicité de l’administration.

Dans le secteur agricole, l’intensification des méthodes amène les paysans à adopter les mêmes variétés « industrielles » ou à quitter la terre, tendance qui risque de s’accélérer avec le développement des OGM, notamment dans les pays du Sud, et qui entraîne une plus grande dépendance des agriculteurs envers leurs fournisseurs[17].

Emploi et conditions sociales des employés

Les emplois et les salaires sont les premiers postes affectés par les réductions de coûts.

Les concentrations, elles-mêmes résultat de la stratégie des groupes et de la recherche d’économies d’échelle, se traduisent très souvent par des suppressions d’emplois. La délocalisation ou sous-traitance de la production entraîne également la fermeture d’entreprises ou pour le moins la suppression massive de postes de travail. Mieux vaut ne pas être employé et actionnaire de la même entreprise !

Les créations d’emploi dans les productions industrielles et la grande distribution ne compensent pas les pertes dûes aux fermetures de petites entreprises.

En conséquence, on assiste à une dégradation des conditions sociales et syndicales et, plus généralement, à une « dévalorisation du travail comme forme créative de l’activité humaine »[18]

Coûts pour le consommateur

Assez rapidement, l’argument « prix bas » ne joue plus : lorsque les quasi-monopoles sont suffisamment installés et ont fait le ménage, ils n’ont plus besoin de cet argument concurrentiel. Par ailleurs, il faut bien financer les dépenses de marketing et de publicité et autres gadgets promotionnels et … rémunérer l’actionnaire ! Chacun peut d’ailleurs constater que, hormis les promotions et autres prix d’appel, les articles ne sont souvent pas moins chers dans la grande distribution (quand on a encore la possibilité de faire des comparaisons…).

Ou bien on continue de faire baisser les coûts de revient, et la qualité.

Un autre aspect est celui des normes et contrôles réglementaires de la qualité des produits (santé, environnement et critères sociaux) ainsi que des labels (pour une garantie de qualité supplémentaire). Les coûts générés doivent souvent être pris en charge par les producteurs qui les intègrent dans la structure de prix des produits, et donc dans le prix de vente au consommateur. En résumé, on paie 2 fois : pour la qualité des produits et pour la reconnaissance de cette qualité.

Coûts pour le contribuable

C’est bien finalement le contribuable qui porte le coût social du chômage, celui de la santé publique et des mesures de protection de l’environnement.

Sans parler de l’évasion fiscale vers les paradis fiscaux qui permettent à certains d’échapper à la taxation commune, au détriment des contribuables nationaux qui devront assumer collectivement l’ensemble des charges.

e) Liberté du citoyen

Avec la disparition des petits opérateurs et l’homogénéisation de l’offre (disparition de certains produits ou marques), le choix du consommateur se réduit (qualité, diversité, information) :

Avec la chute du nombre de magasins en centre ville[19], il ne reste plus guère d’autre choix que de sortir de l’agglomération pour faire ses achats, et de posséder un véhicule pour s’y rendre !

Pour reprendre l’exemple des stations d’essence et de la chute extrême de leur nombre, les points de vente de carburant sont isolés, surtout en province. Il faut faire des kilomètres et consommer du carburant pour se réapprovisionner en carburant !

Dans le secteur du cinéma, avec l’intégration de la production et de la distribution et l’ouverture de plus en plus nombreuse de multiplexes, grandes surfaces du cinéma, ce sont ici aussi des critères de rentabilité qui président au choix des films, dont la sélection est homogénéisée et modélisée au niveau national.

Dans le secteur de la presse, déjà majoritairement intégré, concentré et aux mains de grands groupes, des magazines gratuits de plus en plus nombreux sappent les ventes des magazines payants et représentent directement les intérêts de l’entreprise dont ils sont issus[20].

A force de considérer les clients comme des enfants irresponsables, ne pensant qu’à leur intérêt personnel, familial ou national, les marketeurs sachant mieux qu’eux-mêmes ce qui leur convient, les consommateurs et non moins citoyens sont privés de leur liberté de choix, de décision, de réflexion.

Ces évolutions progressives et insidieuses se font souvent à l’insu du consommateur et le rendent encore plus dépendant. Pris au piège et impliqué par un système individualiste, réputé porteur de progrès, de modernité, de confort et de bonheur, dont il a profité, il peine à en voir les effets pervers et à s’en affranchir. On peut parler de « fonction dépolitisante de la consommation hédoniste » [21].

II - Quelle marge d’action pour le consommateur ?

Si les entreprises continuent de justifier leurs politiques et stratégies par la demande du consommateur et si les consommateurs continuent de justifier leurs achats par l’offre des entreprises, quand tout cela changera-t-il vraiment ?

Sous la pression de la société et les attentes du consommateur, les entreprises sont de plus en plus nombreuses à annoncer leur engagement sur les critères environnementaux et sociaux, à des degrés divers d’authenticité et de réalisations concrètes. Très souvent, c’est devenu un argument marketing, voire un créneau pour développer de nouveaux produits, vendus plus cher.

Il faut donc que le consommateur fasse pression pour, d’une part, condamner les entreprises qui continuent de mépriser êtres humains et / ou nature (directement ou indirectement) et, d’autre part, encourager celles qui engagent une démarche authentique, a fortiori celles dont les critères sociaux et environnementaux font partie-même de leur raison d’être.

1 - Nouveaux réflexes pour un consommateur responsable

Pour refuser cette position de consommateur-alibi complice, il faut prendre conscience des mécanismes à l’oeuvre et réaliser le pouvoir de chacun dans son porte-monnaie.

Concrètement, la démarche demande quelques efforts de temps, de réflexion, d’action : pour prendre conscience, s’informer, acheter autrement et utiliser autrement.

Prendre conscience

Le premier pas est de prendre conscience de l’emprise des conditionnements et habitudes auxquels nous sommes soumis :

- Les pièges et manipulations du marketing et de la publicité, reflets d’une idéologie hédoniste et individualiste, où règnent le prêt-à-consommer comme le prêt-à-penser.

- Les modes de consommation occidentaux tellement énergivores, polluants et gaspilleurs, et par ailleurs intenables au niveau mondial.

Sans prôner l’austérité, avons-nous vraiment besoin de tout ce que nous achetons ?

Il faut aussi prendre conscience de ce qui devrait être perçu comme autant de droits et de devoirs : exiger transparence et qualité des informations, oser demander des explications, veiller à la transparence dans les prises de décision, ne pas se désintéresser des instances politiques locales (qui par exemple autorisent le développement des grands distributeurs et celui d’installations polluantes) et nationales (qui négocient les règles internationales en termes de commerce, d’environnement, etc.), inciter les journalistes à faire leur vrai travail d’enquête, etc. En résumé : ne pas se réfugier dans la passivité et la résignation, retrouver sa place de citoyen.

S’informer

- Choisir et veiller à l’impartialité de ses sources d’information,

- S’informer sur les pratiques des multinationales (production et distribution)

- Rester vigilant par rapport aux discours bien-pensants et bien intentionnés des entreprises

- S’informer sur les solutions alternatives pour acheter et utiliser autrement.

Acheter autrement

Quelques exemples :

a) Se méfier des prix trop bas et rechercher les prix justes. Nous l’avons vu : Acheter à bas prix, ce n’est pas forcément acheter « malin » et « pas plus cher que cela ne vaut », mais c’est souvent aussi financer de la pollution (en amont : mode de production, ou en aval : déchets), des conditions de travail déplorables, le travail des enfants, la fermeture d’entreprises. etc.

b) Privilégier les achats de proximité, la vente directe et les circuits courts, questionner les commerçants, rechercher les relations de confiance qui ne nécessitent pas toujours un label

c) Privilégier les produits issus de l’agriculture biologique, dont le mode de production proscrit l’utilisation de substances chimiques

d) Acheter les produits du commerce équitable[22] pour les produits importés des pays du sud (thé, café, quinoa, objets de décoration, etc.)

e) Pour les produits issus de productions industrielles, rester vigilant sur la composition des aliments, lire attentivement les étiquettes (OGM, etc.)

f) Eviter les plats préparés et produits composés

g) Privilégier les produits durables plutôt que des produits peu chers, qui devront vite être remplacés

h) Eviter les dispositifs promotionnels qui poussent à acheter plus que nécessaire et à prendre des engagements (crédit à la consommation, cartes de crédit de marques, cartes de fidélité)

i) Choisir les instituts bancaires et les formules de placements alternatifs

j) Voyager autrement, sans rechercher nécessairement la destination la plus lointaine et la plus exotique, privilégier la découverte et la rencontre avec les habitants du pays, en respectant la nature, etc.

k) Favoriser les structures indépendantes (cinémas, librairies, etc.)

Utiliser autrement

Quelques exemples :

a) Renoncer à l’automobile quand c’est possible et privilégier bicyclette, marche à pied, transports en commun

b) Economiser l’énergie, réduire ses déchets, recycler plutôt que jeter

c) Redécouvrir les aliments et réapprendre à cuisiner et à manger.

Il est certain que dans une société où les familles n’ont d’autre solution pour assurer un budget décent que les deux parents travaillent, il est difficile de trouver le temps de faire la cuisine et d’y prendre plaisir, de l’apprendre aux enfants, et de les éduquer de façon générale. Mais ne pourrait-on pas utiliser la réduction du temps de travail par exemple pour retrouver ces espaces de convivialité et de redécouverte des principes fondamentaux de la vie et de la santé, plutôt que de s’échapper dans le premier avion venu pour un week-end prolongé ou une semaine à l’autre bout du monde ?

Il n’y a pas de solution toute faite ni de recette définitive. On peut recenser les alternatives de consommation et les actions à mener. Dans ce sens, l’accès à une information non orientée par des intérêts économiques est cruciale pour pouvoir choisir en connaissance de cause.

Mais c’est bien par l’attitude-même du consommateur, par le choix local de produits et de lieux d’achat, et par la vigilance et la réflexion qui y président, que le changement peut avoir lieu fondamentalement. Il revient à chacun d’avoir sa propre réflexion sur son rôle et sur ce qu’il peut faire à son niveau et au quotidien.

Il s’agit alors d’un véritable pouvoir, d’une arme réelle contre les sirènes du marketing et de la publicité. Utilisé à une échelle suffisamment large et avec la vigilance qui s’impose, il pourrait devenir un énorme pouvoir de pression, en complément des pressions réglementaires.

2 - La consommation responsable, Une affaire de riches ?

De prime abord, on peut penser que la consommation responsable coûte plus cher et ne pourrait être qu’une préoccupation de nantis, qui peuvent s’en payer le « luxe » tout en se donnant bonne conscience.

Il apparaît en effet logique que les produits de bonne qualité sociale et environnementale aient un coût supérieur à ceux dont la production se trouve justement justifiée par des coûts inférieurs.

D’une part, cette équation n’est pas toujours vraie. D’autre part, lorsqu’elle se vérifie, est-il acceptable que tous n’aient pas les moyens d’acheter au juste prix ?

a) Consommer autrement, à coût égal

Il existe des alternatives permettant de ne pas augmenter le prix global de l’alimentation, en modifiant sa façon de consommer : rééquilibrer les achats, les priorités, le choix des produits (par exemple en réduisant la consommation de viande), privilégier la qualité avant la quantité, éviter les plats préparés et les repas en restauration rapide, jardiner et cuisiner soi-même, choisir des produits pas forcément plus chers en achetant directement (moins d’intermédiaires ou intermédiaires moins gourmands).

b) Consommation à deux vitesses

Nous avons vu que la réintégration des coûts cachés (correspondant aux dépenses de santé, aux effets sur l’environnement et à la gestion sociale des conséquences[23]) dans le prix réel global d’une production peut la rendre même plus onéreuse qu’une production de bonne qualité sociale et environnementale.

Cependant, bien entendu, ceci ne résout pas le problème des petits budgets réels et des fins de mois difficiles. Mais est-il juste que la collectivité prenne en charge les coûts cachés et que le peu de moyens d’une partie de la population soit invoquée pour justifier un système aussi déséquilibré ?

En fait, notre pouvoir d’achat est fictif puisque le prix de nombreux articles courants ne correspond pas à celui d’un produit de qualité fabriqué dans de bonnes conditions sociales et environnementales.

Fictive aussi notre liberté de choix puisque ce sont souvent les mêmes entreprises qui offrent des produits apparemment concurrents, sous des marques distinctes, écartant ainsi tout autre choix.

Avant de condamner le prix élevé des produits de bonne qualité sociale et environnementale, il faut dénoncer la discrimination qui existe déjà dans certains secteurs où le retour pour le consommateur est plus évident, comme les critères de santé pour l’alimentation : une nourriture de bonne qualité, à produits identiques, demande un budget plus important. Certains ont les moyens de payer plus cher et n’hésitent pas. D’autres ne peuvent s’en payer le luxe et ne connaissent pas d’alternative. Les conséquences en sont très directes pour la santé.

Les autres critères de la consommation responsable dont le retour est moins rapide pour le consommateur (par exemple, les modes de production au mépris des droits sociaux et de l’environnement) pourraient même devenir culpabilisants pour les personnes qui n’ont pas les moyens d’en appliquer les principes. C’est le cas par exemple pour l’habillement ou pour les produits soumis aux fluctuations des cours mondiaux (café, thé, cacao, etc.). Ici, les alternatives sont souvent plus chères que les premiers prix et, par définition, plus difficiles d’accès pour une large part de la population.

Cela ne revient-il pas à faire porter à une partie de la population la responsabilité d’un changement impossible de ce système pervers, dont les effets à long terme sont dommageables à l’ensemble de la société ? Plutôt que de lutter pour des prix bas, ne faudrait-il pas lutter pour que tous aient les moyens et le DROIT d’acheter au juste prix ?

c) La qualité globale, un droit pour tous

Il faut donc, pour éviter que la consommation responsable ne se limite à devenir de plus en plus un créneau marketing, générant une offre parallèle à celle de produits bas de gamme et socialement discriminants, que chacun(e) prenne conscience de l’ensemble du fonctionnement, l’intègre dans un raisonnement économique global, repense ses modes de consommation et exige que chacun(e) ait les moyens de consommer d’une façon responsable. Tous devraient se sentir concernés.

Les plus démunis aussi doivent prendre conscience que leurs achats contribuent également au chiffre d’affaires des entreprises. Ils peuvent contribuer à faire pression pour une meilleure qualité sociale et environnementale des produits en évitant autant que possible les pièges du marketing et de la publicité, et en se mobilisant pour obtenir les moyens de choisir de qu’ils consomment.

Et si « l’intégration sociale par la consommation a constitué, et constitue toujours, un facteur affaiblissant de la conscience des prolétaires » [24], il s’agit bien de retrouver les moyens de s’affranchir des pièges et manipulations de la société de consommation, dont le terme-même est devenu si banal.

III - Agir par la consommation et agir pour consommer autrement

Agir par la consommation et agir pour consommer autrement, c’est rester vigilant sur ce que finance l’argent que nous donnons en échange de biens et services, et exercer une pression économique « par le bas », en complément des pressions législatives et réglementaires, fonctionnant « par le haut ». C’est aussi agir et se mobiliser pour accèder à une information transparente, pour qu’évoluent les réglementations, pour faire pression sur les entreprises et pour que tous aient les moyens de consommer des produits de bonne qualité globale.

C’est une réponse de citoyen à un monde économique et politique qui ne voit plus dans les êtres humains que des consommateurs.

C’est aussi une façon de « faire quelquechose » individuellement au quotidien, pour qui n’a pas le temps ou la disponibilité de s’engager activement.

Il s’agit d’une lecture de l’économie qui prend en compte les consommateurs comme acteurs économiques à part entière, en interdépendance avec les entreprises et les instances de régulation du marché. Ainsi, ils ont un rôle non négligeable à jouer.

La prise de conscience de cette interdépendance et de ce pouvoir se fait de plus en plus large, portée par les scandales de sécurité alimentaire, les actions des acteurs du commerce équitable et le discours anti-globalisation[25]. Elle reflète la nécessité d’ « accompagner les mutations » de notre société par une « mutation sociale[26] », emprunte d’un volontarisme responsable : citoyen, équitable et solidaire.

Un changement d’organisation sociale ne pourra avoir lieu par le seul avènement de législations contraignantes (Taxe Tobin, contrôle citoyen des instances de réglementation), si nous continuons de soutenir au quotidien les pratiques sociales, économiques et environnementales contre lesquelles nous luttons par ailleurs, si nous ne modifions pas nos propres modes de consommation, à la fois par cohérence dans notre démarche et pour faire pression sur les entreprises.

C’est aussi là qu’il faut se réapproprier une part de décision sur l’avenir de notre monde.

« Les maux de notre civilisation sont l’envers négatif des bienfaits dont nous continuons de jouir » Edgar Morin

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