Entretien avec Adélaïde De Lastic, Docteure et chercheuse en philosophie sur sa vision de l’ESS

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Entretien avec Adélaïde De Lastic, Docteure et chercheuse en philosophie sur sa vision de l'ESS

Ressources Solidaires : Docteure, chercheuse en philosophie et consultante en Responsabilité Sociétale des Organisations à l’agence LUCIE, vous avez un parcours expérimenté dans l’ESS (Syndicats d’employeurs, fédération nationale, associations...). Dans notre secteur, on parle beaucoup de "valeurs" de nos entreprises. Nous (Ressources Solidaires) pensons qu’il faudrait plus parler de principes de nos entreprises. Débat purement sémantique ou vraie distinction ?

Adélaïde De Lastic : Que l’on parle de « valeurs » ou de « principes » des entreprises, on renvoie à quelque chose qui se réalise dans l’action. De ce point de vue, il me semble effectivement plus intéressant de passer directement à la question du contenu des valeurs/principes qui existent réellement dans l’entreprise. On peut ainsi se poser les questions suivantes : Quelles sont mes valeurs/principes ? Quelles actions illustrent ces valeurs/principes dans mon organisation ? Ces valeurs/principes sont-ils/elles connu-e-s et reconnu-e-s par mes collaborateurs ?

Ressources Solidaires : L’une des causes de la souffrance au travail dans l’ESS, et surtout dans l’associatif, est la différence entre le discours et la réalité, entre le réel et le prescrit. Est-ce une maladie de l’ESS ou peut-on la lier au "discours de la sphère politique" en général ? Est-ce aussi marqué dans l’entreprise capitaliste ?

Adélaïde De Lastic : Le problème du décalage entre discours et réalité peut se retrouver partout, même à un niveau individuel. Et ce n’est pas toujours un mal : l’expression de valeurs/principes peut être l’expression d’un idéal vers lequel on tend mais aucun système humain n’étant infaillible, des actes contradictoires avec ces principes peuvent advenir. Cela dit, il y a une différence entre : faillir une fois mais globalement tenir une ligne de conduite correspondant à un discours ; et : ne jamais avoir le comportement correspondant au discours. Ce dernier cas est celui qu’il faut combattre. Il nuit au développement de comportements éthiques des organisations en laissant penser que l’éthique des entreprise est « bidon » alors que c’est la façon dont elle est instrumentalisée par certains organismes qui l’est. Le sentiment du « bidon » est à la mesure de l’affichage qui est fait. Ainsi, dans l’associatif ou dans toute autre organisation qui affiche un discours très fort sur les valeurs/principes, les attentes sont à la hauteur de cet affichage : très fortes. D’où un un sentiment de désenchantement en cas de décalage vécu. Et c’est bien le décalage qui provoque le plus de souffrance : la déception profonde peut remettre en cause les idéaux de la personne, ses convictions, bref, ce qui structure en partie sa personnalité.

Ressources Solidaires : Quel regard de philosophe portez-vous sur l’économie sociale et solidaire de 2016 ? Avez-vous suivi les débats sur la loi de 2014 sur l’ESS ? L’institutionnalisation du secteur est-elle un risque ou une chance ?

Adélaïde De Lastic : J’ai suivi l’élaboration de la loi ESS. Elle institutionnalise, offre un cadre, sans tomber dans un des travers de l’institutionnalisation qui consisterait à rigidifier, à fermer des portes, à se priver d’énergies nécessaires pour le développement soutenable du monde sous prétexte qu’elles ne rentrent pas dans le cadre traditionnel.
En effet, cette loi ESS s’ouvre aux autres statuts juridiques de sociétés commerciales (SA, SAS, etc), pourvu qu’elles poursuivent un objectif d’utilité sociale. Or, de mon point de vue de philosophe éthicienne pragmatiste, c’est bien cela qui importe le développement soutenable de la planète. Une fois encore, il ne faut pas se tromper de combat : on défend avant tout une finalité, à savoir une économie au service du développement de l’humain. Bien sûr que les moyens qu’on se donne sont importants, mais leur définition, avec tout ce que cela entraîne de débats et de querelles de chapelles - parfois même d’ego, ne doivent pas devenir une fin en soi.

Ressources Solidaires : La philosophie a trouvé une place dans les entreprises depuis plusieurs années. Parce qu’elle peut éclairer des actes et des postures, elle peut être un allié intelligent du management. L’économie sociale et solidaire, ancrée dans une histoire, riche de ses contradictions, devrait pouvoir accueillir vos réflexions. Qu’en est-il dans la réalité ?

Adélaïde De Lastic : La philosophie est en effet une alliée très utile de l’entreprise sur le plan stratégique, sur le plan managérial, sur le plan organisationnel. Pourquoi ? Parce que depuis toujours, elle est la discipline qui permet d’éclairer les pratiques, les décisions au niveau de la personne (gouvernement de soi) et de l’organisation qu’elle soit politique, familiale ou commerciale (gouvernement d’autrui). Les questions humaines, de valeurs, de responsabilité, etc. forment précisément la matière de la philosophie. Elle offre des outils techniques pour traiter ces questions : la prise de recul, l’analyse, la clarification des concepts, la modélisation de l’organisation, des relations qui s’y jouent, etc. En tant qu’organisations, les entreprises de l’ESS pourraient bien sûr se nourrir de philosophie pour agir de la meilleure façon qui soit. Les problématiques spécifiques à ce secteur portent sur les questions de sens au travail, de souffrance au travail, de définition des valeurs/principes, mais aussi de gouvernance, de modèles socio-économiques des organisations ou encore d’évolutions des pratiques de travail.

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Elle est également auteure de deux ouvrages sur l’éthique des entreprises :
"Que valent les valeurs ?" (L’Harmattan, 2014)
"Qu’est-ce que l’entreprise ?" (Vrin, 2015)

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