Y a-t-il une culture de l'inceste en France ?

Manifestation de lutte  contre l'inceste à Ajaccio, le 5 juillet 2020. ©AFP - PASCAL POCHARD-CASABIANCA
Manifestation de lutte contre l'inceste à Ajaccio, le 5 juillet 2020. ©AFP - PASCAL POCHARD-CASABIANCA
Manifestation de lutte contre l'inceste à Ajaccio, le 5 juillet 2020. ©AFP - PASCAL POCHARD-CASABIANCA
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Mercredi 21 septembre, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, a rendu un rapport suite aux 16.000 témoignages de victimes reçus en 1 an. Une personne sur dix est victime d'inceste dans son enfance, soit 5.5 millions de femmes et d’hommes.

Avec
  • Édouard Durand Magistrat, ancien co-président de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise)
  • Julie Doyon Historienne, spécialiste des affaires criminelles
  • Julier Drouar Thérapeute, auteur et artiste

La commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants a rendu il y a deux semaines un rapport estimant que 160.000 enfants subissent des violences sexuelles chaque année en France. Un chiffre longtemps sous-estimé, voire négligé, en particulier en raison de l’idée d’un tabou anthropologique sur ce crime.

Or les enquêtes les plus récentes montrent au contraire que ce crime touche un Français ou une Française sur dix et est présent dans toutes les classes sociales. Car comme l’écrit un de nos invités, Juliet Drouar : "s’il est tabou de dire l’inceste, il n’est pas tabou de le faire".

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Pour en débattre, Emmanuel Laurentin reçoit Edouard Durand, juge des enfants, coprésident de la CIIVISE - Commission indépendante sur l'inceste, les violences sexuelles dans l'enfance, Julie Doyon, historienne, codirige l’ANR Dervi - Dire, Entendre, Restituer les violences Incestueuses, un projet de recherche sur la détection de l’inceste, et Juliet Drouar, thérapeute auteur et artiste, codirecteur avec Iris Breyde La Culture de l’inceste, un ouvrage collectif avec la participation de Wendy Delorme, Dorothée Dussy, Sokhna Fall, Ovidie, Tal Piterbraut-Merx, paru ce mois-ci chez Seuil.

L’enfant-Eros : défaire la mythologie de l’inceste

**"**Je n'ai jamais entendu en audience, en cour d'assises, au tribunal correctionnel ou au tribunal pour enfants, un agresseur dire autre chose que : c'est l'enfant qui m'a séduit", raconte le Juge Durand. Cette idée de l’enfant séducteur, et plus largement la romantisation de l’inceste parcourt notre environnement de part en part explique Juliet Drouar : "la culture de l’inceste est une culture particulière dans le sens où effectivement cela se produit alors que ce n'est pas nécessaire. Il n'est pas nécessaire pour les êtres humains, pour vivre et pour exister ou pour fonder une culture, d'agresser sexuellement. Il s’agit aussi de production culturelle". De Game of thrones à Lolita, en passant par certaines des cagoteries pornographiques les plus populaires, "toutes ces représentations permettent d'asseoir une culture, une systématique de l'inceste".

Le polissage culturel autour de l’inceste participe de sa censure : hissé au rang de tabou par excellence, Juliet Drouar précise "qu’en fait, ce que Claude Lévi-Strauss dit, c'est qu'on ne peut pas se marier avec certaines personnes, mais ça n'a rien à voir avec les pratiques d'inceste. Marié ou pas marié avec certaines personnes, ça n'empêche pas certaines personnes d'incester". Et c’est sans doute très révélateur de la manière que l’on a de censurer la réalité, que ce soit par la romance ou par la théorisation, tout est bon pour parler de l’inceste sans jamais parler d’un inceste "donc c'est toujours absolument tabou d'en parler là où il a lieu". Et la discipline langagière à ce sujet occulte aussi toute l’histoire de cette violence particulière explique Julie Doyon : "il ne faudrait pas substituer un invariant anthropologique 'L'inceste a toujours été interdit' à un autre 'L'inceste a toujours été occulté' : quand on se tourne vers les anciennes sociétés, en particulier celles d'Ancien Régime, on se rend compte que d'une part, l'inceste a été beaucoup dit, montré, écrit. Il y a toute une littérature qui expose l'inceste ; et également que l'inceste est un crime considéré dans la doctrine pénale, mais qu’il n'a pas du tout la même signification qu'aujourd'hui. C'est à dire qu'il n'est pas indexé à une forme de violence, ni spécifiquement à la catégorie de l'enfance. Donc, il y a une polysémie : l'inceste dans la société d'Ancien Régime française est presque un crime sans victime, un crime avec deux coupables en fait, puisqu'il est surtout considéré comme un crime de mœurs pensé dans la catégorie du péché".

« Restaurer l’individu dans son langage »

"Il y a comme un paradoxe" explique le Juge Durand, "c'est que nous sommes aujourd'hui capables de dire à des personnes adultes qu’elles peuvent parler : si vous avez été victimes d'inceste, vous pouvez le dire, nous vous croirons. Mais si aujourd'hui un enfant le dit, on aura beaucoup plus de mal à le croire et à le protéger. Sur 160 000 enfants victimes de violences sexuelles chaque année, il y a à peu près 1000 condamnations bon an mal an, c'est à dire un système d'impunité des agresseurs". On voit bien l’inégalité de traitement en fonction de la modalité de parole, ce qui interpelle Julie Doyon : "De quelle parole on parle ? À qui est-elle destinée ? Est-ce que c'est la parole vis-à-vis du juge ? À ce moment-là, on parle de la dénonciation du crime ou des autorités judiciaires, ou d'une parole beaucoup plus difficile à saisir parce que l'inceste est parlé avant d'être entendu. Peut-être que le vrai problème, ce n'est pas tant de le parler que de l'entendre".

Judith Butler aurait pu l’écrire ainsi : entendre est performatif. Il est des choses que nous n’entendons pas, et quand bien même nous les entendons elles nous renvoient immédiatement au silence, à notre incapacité d’action. Pourtant comme l’explique le juge Durand, agir, à tout moment, c’est rendre la performativité du langage à la victime, et par là l’extraire de la violence, une violence qui se maintient : "le propre de ce qui est traumatique, c'est d'être soit toujours présent alors que les faits sont passés, que ce soit en cauchemar, en flashbacks, soit d’être réactivable" rappelle Juliet Drouar. Le bruit blanc serait peut-être plus représentatif de certaines situations : "le silence familial, ce n'est pas un bloc monolithique", explique Julie Doyon "la parole qui circule. A l'intérieur de la famille il y a des personnes, il y a des individus qui n'ont ni les mêmes rôles, ni le même statut, ni la même position, et ils participent éventuellement de l'inceste ou de la perpétuation de l'inceste, mais évidemment avec des positions extrêmement différentes".

Se défaire d’une culture incestueuse, rappelle le Juge Durand, c’est admettre qu’avant tout "un enfant est une personne qui a un besoin de sécurité, notamment sur le plan affectif. Le passage à l'acte sexuel de l'adulte, quelle que soit sa position par rapport à l'enfant, est toujours une perversion du besoin de sécurité de l'enfant. C’est en cela que l'on peut dire que l'inceste est un crime absolument spécifique, un crime contre l'humanité du sujet, un crime généalogique. Christine Angot dit d'une manière lumineuse 'En venant à elle sexuellement, il se refuse à elle comme père', c'est une humiliation sociale avant tout, par laquelle l'enfant n'a plus de place dans l'histoire des humains".

Le numéro de téléphone de la plateforme d’écoute pour les victimes d’inceste : 0 805 802 804.
Anonyme et gratuit. « Vous n'êtes plus seuls, on vous croit ».

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