Julia de Funès : "On est une société docile : la santé est devenue la nouvelle norme"

Julia de Funès ©Radio France - France Inter
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Julia de Funès, philosophe, est l'invitée de Léa Salamé à 7h50. Elle partage ses réflexions sur la situation que vit la France.

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  • Julia de Funès Philosophe française, spécialiste en management et ressources humaines

"On ne peut pas contester le sentiment d’avoir peur", reconnaît la philosophe. "Ce qui me frappe c’est qu’on risque de glisser de l’enfermement à l’examen, du confinement à une liberté très conditionnelle. On a tendance à confondre la permission sanitaire avec la liberté : quand on a entendu Édouard Philippe dire qu’on pourrait partir en vacances en juillet, on avait presque envie de lui dire merci, tout d’un coup la liberté s’apparente à une faveur gouvernementale alors que c’est un droit fondamental. C'est ce glissement qui me semble à surveiller de près."

Comment expliquer qu’on renonce aussi facilement à ces libertés au nom de la sécurité, de la protection ? "On est une société docile, mais ça se comprend très bien : la santé est devenue la nouvelle norme. Au nom de la santé, on est capable d’accepter tout. La santé est devenue la nouvelle norme civique, nos comportements sociaux sont déterminés par les gestes barrières, une nouvelle norme morale (la vie bonne est la vie saine), une nouvelle norme politique (l’épidémie qui est comparée à une guerre)... Les décisions scientifiques se sont substituées aux décisions politiques, les élections de juin ont été questionnées : le thérapeutique remplace le politique."

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"Quand le pouvoir politique se médicalise, c’est beaucoup plus intrusif, beaucoup plus totalitaire"

Est-ce pour autant inquiétant ? "C’est inquiétant pour différentes raisons. La première c’est que quand le pouvoir politique se médicalise, il ne gère plus un pays mais la vie, c’est beaucoup plus intrusif, beaucoup plus totalitaire. Le pouvoir politique gère théoriquement des sujets, des autonomies, des consciences libres et éclairées, des gens qui votent ; le pouvoir qui se médicalise va gérer des corps, c’est-à-dire ce qui en nous nous appartient le moins, ce qui est le moins contrôlable. On aurait affaire à un pouvoir qui va jusqu’à contrôler l’incontrôlable, qui gère des individus d’autant plus vulnérables et manipulables qu’on est seul dans sa chair face aux décisions politiques."

"Je ne crois pas du tout que la société soit endormie", assure Julia de Funès. "Mais il y a une vigilance à avoir, et d’ailleurs beaucoup d’intellectuels l’ont. Et d’ailleurs je trouve que le ton du gouvernement a malgré tout changé : on avait ce questionnement et cette menace possible, et je pense que ça s’atténue parce qu’il y a eu beaucoup de contributions dans ce sens-là."

Un problème de reconnaissance des métiers

"Quand je voyais les gens applaudir sur les balcons, c'est quelque chose de très sympathique, mais qui me semblait parfois indigne d’une vraie reconnaissance, de ce que l’effort d’une reconnaissance suppose", regrette la philosophe. "Il y avait quelque chose de gentillet dans ce geste, quelque chose de frappant, : on ne reconnaît pas les métiers les plus utiles, les plus nécessaires, et en même temps on laisse fleurir dans nos sociétés des métiers qui n’ont aucun sens, qui ont des formations très contestées et contestables. Il y a une discordance entre différents métiers. Il faut une vraie réflexion, pas seulement sur l’utilité parce que c’est subjectif comme valeur."

"Il y a des métiers utiles et nécessaires, ceux en première ligne, des métiers utiles mais non nécessaires, ceux dont on a pu se priver mais qui sont absolument utiles, comme les restaurateurs, et les métiers non utiles et non nécessaires, ceux qu’on appelle les “bullshit jobs”", selon la spécialiste en management. "Or ils occupent une grande partie du marché du travail. Beaucoup de gens ont une perte de sens dans leur métier ou leur entreprise, beaucoup de managers intermédiaires ne savent plus vraiment à quoi ils servent (et je ne parle même pas des charlatans, des coachs...) C’est ça qui est frappant et gênant, quand on voit que des métiers utiles et nécessaires ne sont pas reconnus, et que certains sont très valorisés."

Elle estime même que "le manque de reconnaissance n’est pas un manque de gentillesse ou un oubli, c’est pour moi une dérive démocratique possible. C’est-à-dire que reconnaître, c’est hiérarchiser, c’est discriminant par essence, or dans une société égalitariste, l’indifférenciation règne. C’est un manque de compréhension des finalités et un manque de cran pour les distinguer."

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