Grande démission : les travailleurs désenchantés

Femme et homme d'affaires qui s'enfuient au son d'un mégaphone. ©Getty - tommy
Femme et homme d'affaires qui s'enfuient au son d'un mégaphone. ©Getty - tommy
Femme et homme d'affaires qui s'enfuient au son d'un mégaphone. ©Getty - tommy
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Chaque trimestre de 2021, en France, 500 000 personnes ont démissionné, un phénomène d’ampleur post-confinement. Les salariés ont profité de cette pause pour réfléchir au sens de leur travail et ont parfois fait le choix de ne pas reprendre leur poste. Des démissionnaires nous racontent.

Avec
  • Mélanie Tisserand-Berger Présidente du Centre des jeunes dirigeants (CJD)

Le phénomène a été baptisé "The big Quit", "La grande démission", près de 50 millions de salariés ont quitté leur employeur, l’an dernier, aux Etats-Unis. En France aussi, fin 2021 et début 2022, le nombre de départs volontaires a atteint un niveau historiquement haut : près de 520 000 par trimestre et, dans la plupart des cas, ces salariés quittaient des CDI. En réalité, ce taux de démission (2,7 % au 1er trimestre), n’est pas inédit : il avait été dépassé juste avant la crise financière de 2008. Et il peut en partie s’expliquer par le dynamisme du marché du travail :

Dans les secteurs en tension, les salariés peuvent se permettre de se montrer plus exigeants. D’ailleurs, sur 10 personnes ayant démissionné d’un CDI au second semestre 2021, 8 étaient à nouveau en emploi dans les 6 mois qui ont suivi.

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Mais la crise sanitaire semble avoir aussi servi de révélateur. Les salariés, notamment les plus jeunes, osent de plus en plus exprimer leurs aspirations, et dire clairement ce dont ils ne veulent plus. Plus question de sacrifier leur vie privée, et encore moins leur santé, à un emploi dont le sens leur échapperait.

Invitée de ce "Grand reportage" : Mélanie Tisserand-Berger, présidente du  CJD, le Centre des jeunes dirigeants. Elle dirige elle-même une TPE spécialisée dans l’expertise comptable.

Ouafia Keniche a rencontré des salariés qui ont pris le risque de démissionner dans l’espoir de mieux travailler.

"Quand j’ai démissionné, je me suis senti libre, mais vraiment libre"

Olivier a 37 ans. Il a été responsable de marchés dans le secteur du bâtiment pendant dix ans. Il gérait des marchés de plusieurs millions d’euros sur la France avant de démissionner.

"Une nouvelle direction est arrivée et le mot d’ordre était de retrouver la rentabilité coûte que coûte, une politique de cost killing et plus aucun projet. Ma contribution au final, c’était de revenir en arrière par rapport à tout ce que j’avais créé sur les années antérieures. On me demandait surtout de faire des rapports pour les actionnaires pour justifier de tel ou tel résultat. Et en fait, le sens même de mon travail avait complètement disparu. Au final, tant qu’on a la tête dans le guidon, on ne s’en rend pas compte. Pendant la crise du covid, je me suis rendu compte qu’on pouvait vivre totalement autrement et redécouvrir des instants de vie, de partage que j’avais totalement perdu. Ne serait-ce que passer une soirée avec ses proches, c’est quelque chose que je faisais assez rarement. Aujourd’hui, je sais ce que je ne veux plus : des heures à rallonge et sans reconnaissance du travail effectué. C’est ça le pire. Aujourd’hui, je veux faire ce qui me plaît. Quand j’ai démissionné, je me suis senti libre, mais vraiment libre. C’est une nouvelle vie, une nouvelle page de ma vie qui s’ouvre".

"Le travail, pour que ça reste un bonheur, il faut que ça aille à sa bonne place"

Yann, 37 ans, travaille dans une start-up dédiée aux biotechs et à la santé qui développe des algorithmes pour la recherche de nouveaux traitements en oncologie pour d’autres types de pathologies. Il a démissionné il y a quatre ans. Auparavant, l’ingénieur issu de Centrale Paris a fait ses armes dans une entreprise d’aéronautique pendant dix ans.

"J’avais une bonne place confortable. Je n’étais pas très à l’aise dans ces grands groupes, avec toutes les hiérarchies, et j’avais du mal à trouver ma place dans ces organisations-là. Même ce que j’ai développé, je doutais de l’utilité. Je sentais une frustration et intellectuellement j’étais bridé. C’est frustrant de se dire que mon manager ne comprend pas ce que je fais concrètement. Ma démission et ce que j’ai fait ces dernières années m’ont poussé à être encore plus ingénieur. La naissance de ma fille, ça a changé ma perception du boulot. Quand je suis avec ma fille, quand je suis en famille, je ne veux pas avoir les soucis du boulot qui viennent me polluer l’esprit. Il ne faut pas se laisser enfermer dans des situations professionnelles inadéquates, insatisfaisantes ou trop difficiles. Pour que ça reste un plaisir, il ne faut pas que ça prenne trop de place sur d’autres choses importantes dans sa vie".

"La grande démission pour moi, c’est une vague, mais qui dépasse la tendance du moment"

Anaïs a 31 ans. Elle a quitté son emploi de consultante juste après le Covid. Quelques mois seulement après cette démission elle travaille à nouveau mais cette fois-ci, au sein d’une organisation humanitaire de lutte contre la pauvreté.

"Aujourd’hui, je suis heureuse, contente de me lever pour aller travailler. Je me sens utile. La grande démission pour moi, c’est une vague, mais qui dépasse la tendance du moment On se sent plus à l’aise de démissionner pour aller chercher son bien-être. Ceux qui sont plus âgés que moi, mes aînés, n’étaient pas contents d’aller travailler mais n’osaient pas démissionner Je suis pas mal payée, bien au contraire, et je suis contente. Je suis dans une équipe bienveillante. Je trouve que c’est une richesse d’être dans une structure, une entreprise, d’aller sur votre lieu de travail et de vous dire 'Je suis bien'".

"J’ai l’impression que c’est un peu une parenthèse bénie dans ma vie"

Olivia a elle aussi quitté un cabinet de conseil au bout de 4 ans. Son premier emploi ne lui convenait plus. Elle voyage, prend du temps pour elle. Et n’envisage pas de rechercher activement un emploi pour le moment. Elle raconte les raisons de sa démission :

"À la fin de l’année 2021, donc juste avant les congés de Noël, j’ai envoyé un message à la personne qui était en charge des ressources humaines en annonçant mon intention de démissionner, une décision qui apparemment était surprenante. Pendant cet entretien, j’ai essayé d’expliquer les raisons qui m’ont poussé à démissionner et j’ai eu l’impression de ne pas vraiment être entendue. On m’a dit 'Dans le monde du travail, ce serait comme ça partout.' J’ai démissionné sans crainte de ce qui se passerait. Pour l’instant, je profite parce que ça faisait tellement longtemps que j’avais envie d’avoir cette période pour moi. Je fais ce que je veux et en fait, j’ai l’impression que c’est un peu une parenthèse bénie dans ma vie. Cette expérience, ça me permet de me rendre compte que si quelque chose me paraît important, il faut que je le dise, ça peut se négocier."

"On a inculqué si fort la valeur du travail, on n’ose plus la lâcher"

Nathalie, 34 ans, vient de s'installer au bord de la mer avec son compagnon. Elle a quitté Nantes et l'entreprise dans laquelle elle a débuté il y a dix ans.

"Je travaillais dans les ressources humaines dans un centre d’appels sur la partie paye, administration du personnel et contrôle de gestion sociale. Je ne pensais pas pouvoir trouver mieux : des collègues extraordinaires, une direction très proche... C’était mon job, être là pour les gens. On a connu un changement de direction Moi, je ne m’y retrouvais plus. On est retourné dans ce que je ne voulais pas : les méchants des ressources humaines, ceux qui sont là uniquement pour être à la botte de la direction. Au bout de plusieurs mois j’ai fait une dépression pendant un an et cette année-là m’a permis de me soigner, de prendre mon temps, de réfléchir à ce que j’étais. J’ai pris le temps et justement de me rendre compte que c’était plus ce que je faisais que je voulais faire. Pour avoir plusieurs fois échangé avec mes parents et d’ailleurs au moment de mon arrêt de travail, pour eux, c’est 'mais qu’est-ce que tu vas faire' ? C’était une vraie panique alors que finalement, moi, je le voyais comme une pause plus que nécessaire. Finalement, je pense que c’est pour ça aussi que je suis allée jusqu’à la dépression. Finalement on a inculqué si fort la valeur du travail, on n’ose plus le lâcher et finalement on en arrive à se mettre dans des situations très délicates. Je ne fais pas partie d’une génération qui n’a pas envie de travailler, je fais partie d’une génération qui a envie de travailler autrement."

"Mon équilibre aujourd’hui, ça va être de ne plus travailler comme une mule"

Solène, 38 ans, est infirmière. La souffrance au travail, elle l’a malheureusement vécue de plein fouet. Deux ans après sa démission, elle vient de reprendre le travail. Il lui faut désormais du temps puisqu’elle vient d’avoir un bébé. La jeune femme a fixé clairement ses priorités.

Je suis arrivée à la conclusion que je suis mère et que j’ai des obligations par rapport à ma fille. Mon équilibre aujourd’hui, ça va être de ne plus travailler comme une mule. Je n’accepte plus ça. Et puis j’ai des exigences, avant, j’étais prête à travailler pour la cause, mal payée et mal traitée, ce n’est plus possible. Je fais des horaires normaux de semaine sans week-end. Le dernier exemple je pourrais donner par rapport à ça, c’est qu’on m’avait demandé de commencer en juillet et j’avais dit que j’avais envie de passer du temps avec ma fille jusqu’en septembre. Et on a beaucoup insisté. Si j’avais 25 ans, moins d’expérience, j’aurais dit OK et là j’ai dit 'non', j’en suis contente. Puis il ne s’est rien passé derrière, finalement."

"La dévalorisation de l’être humain, avec des mots durs, ça reste et j’en ai fait une force"

Luciano Tiroumale, chef-cuisinier de 38 ans. L’hôtellerie restauration est également un secteur en tension qui a connu de nombreuses démissions depuis le covid. Il travaille au sein du groupe Sodetour au Mont-Saint Michel depuis 2017. Il souhaite rester dans le métier et dans cette entreprise. Il nous explique pourquoi.

"Pour résumer l’entreprise en deux mots, je dirai 'valeurs humaines'. On a réduit notre carte aussi de plus de 50 % parce que la charge de travail était tellement énorme avant et c’est beaucoup mieux en termes d’équilibre et de charge de travail. Le leitmotiv, c’était de ne pas faire subir à ceux qui sont là pour ceux qui ne sont pas là. La charge de travail, il ne faut pas qu’elle soit multipliée par deux, parce qu’il nous manque la moitié de notre effectif. Les week-ends, on fait des rotations, on a un planning tournant. On répond toujours favorablement à toutes aux demandes, quitte à parfois prendre un peu moins de couverts. Moi, j’ai commencé à seize ans et demi en apprentissage, c’était "tais-toi et bosse. Tu n’es pas là pour réfléchir". Des choses un peu vexantes pour la personne. Alors si mentalement on n’est pas un petit peu construit, on n’est pas un peu fort, on sombre très vite ou sinon on arrête ou on jette le tablier. La dévalorisation de l’être humain, que ce soit à seize ans ou à 40 ans ou avec des mots durs, ça reste et j’en ai fait une force. Et je me suis dit : quand je serai à ce poste-là, je ne parlerai pas aux gens comme ça. On a besoin de tout le monde pour pouvoir construire le modèle de demain. Et le modèle de demain, ce n’est pas de passer 14 h dans une cuisine avec une coupure de 2 h l’après-midi. Il faut qu’il y ait un certain équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Si on arrive à trouver cet équilibre-là, je suis optimiste. Je pense que ça peut repartir de l’avant. Mais il faut qu’on soit tous unanimes sur le sujet et que les Thénardier de l’époque changent un peu leur fusil d’épaule."

Bibliographie

Redonner du sens au travail, publié aux éditions du Seuil, par Coralie Perez et Thomas Coutrot. Dans cet ouvrage, les deux chercheurs analysent ce qui conduit à la démission et donnent des pistes pour réconcilier les salariés et l’entreprise.

L'Invité(e) des Matins
37 min

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