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Économie

Une entreprise sans hiérarchie, c’est possible

La coopérative rennaise Scarabée Biocoop a mise en place un système de gouvernance partagée nommé l’holacratie. Le fonctionnement est plus efficace et de nombreux salariés apprécient leur autonomie. Mais tout n’est pas facile dans le monde de l’organisation horizontale.

Partout en France, des initiatives fleurissent pour changer les choses. Mais que se passerait-il si elles n’étaient pas seulement appliquées localement, mais devenaient un guide pour la politique globale ? Pour le savoir, nous sommes allés voir.


Après le revenu de base, Reporterre poursuit sa série d’enquêtes sur les alternatives qui peuvent changer la société. En se demandant ce qui se passerait si les solutions n’étaient pas alternatives, mais appliquées à grande échelle. Deuxième volet : l’organisation du travail.


À 9 h du matin, les portes automatiques de Scarabée Biocoop sont encore closes mais le personnel s’active déjà dans les allées encombrées de palettes. Une odeur délicieuse s’échappe des cuisines du Pique-Prune, le restaurant bio-végétarien attenant au magasin. Isabelle Baur, « premier lien » au « cercle général » et présidente du directoire, salue amicalement plusieurs employés affairés avant d’entrer dans un bureau situé à l’étage. Rien de personnel dans la décoration, si ce n’est une photo de son cheval en fond d’écran. « Avant, chaque directeur avait son bureau qu’il fermait avec sa clé. Aujourd’hui, les bureaux sont attribués en fonction des “rôles”, pas de la hiérarchie. »

Isabelle Baur, la présidente du directoire de Scarabée Biocoop.

« Premier lien » ? « Cercle général » ? « Rôles » ? Un vocabulaire étrange qui dissimule une organisation particulière de la gouvernance : l’holacratie. Dans ce système développé en 2001 par Brian Robertson, patron d’une société d’édition de logiciels étasunienne, la pyramide hiérarchique est abandonnée au profit d’une organisation horizontale, sans chef ni manager. Scarabée Biocoop, qui regroupe cinq magasins, trois restaurants, un snack et un service traiteur bio dans la métropole rennaise, a adopté ce mode de fonctionnement en février 2015.

Dans les faits, comment ça se passe ? Chaque employé endosse différents rôles, qui correspondent à des tâches jugées indispensables au bon fonctionnement de l’organisation comme encaisser les clients, réapprovisionner le rayon épicerie, passer commande, gérer les fiches de paie, etc. « Nous sommes parvenus à pas loin de mille rôles pour 160 salariés ! » calcule Mme Baur. L’employé doit jouir d’une importante autonomie dans ses rôles, qui correspondent à un périmètre de décision et d’action dans lequel il n’a pas besoin de demander validation. Seul impératif : son travail doit servir la « raison d’être » de l’entreprise, la mission qu’elle s’est donnée et qui sert de fil rouge à tous les salariés.

« Il n’y a pas de procédure qui tombe d’en haut » 

Les rôles proches sont réunis au sein de cercles autonomes. À Scarabée Biocoop, le cercle « magasin Cesson » gère l’espace de vente ; le cercle « laboratoire » développe des produits de traiteur bio ; le cercle « communication, animation, partenariats » (CAP) est chargé de mettre en lumière les activités de la société coopérative... À l’échelle du service, les décisions sont prises collectivement selon les modalités de la « gestion par consentement » : les propositions sont reformulées en intégrant les objections de chacun, jusqu’au consensus.

En plus de leurs rôles, certains employés sont chargés d’améliorer le fonctionnement holacratique. Les « premiers liens » assument la répartition des rôles et des ressources matérielles dans un cercle. Des managers déguisés ? « Au début, les premiers liens étaient les anciens directeurs, admet la présidente du directoire. Mais depuis septembre 2015, de nouveaux premiers liens ont été choisis par les salariés. Aujourd’hui, le premier lien du cercle magasin Cesson est Nelly, qui s’occupait du rayon épicerie sucrée. » Les rôles ressources, premiers liens mais aussi seconds liens chargés d’apaiser les tensions entre les employés, sont attribués à l’issue d’élections sans candidat : chaque salarié désigne simplement, en argumentant, la personne du cercle qu’il juge la plus apte à remplir cette fonction.

Pourquoi avoir adopté l’holacratie ? « Scarabée Biocoop a beaucoup grandi ces dernières années. L’organisation hiérarchisée du début ne fonctionnait plus, analyse Isabelle Baur. On passait beaucoup de temps en réunions avec les directeurs de site pour prendre des décisions communes. Mais, en rentrant, chacun faisait ce qu’il voulait. Cela créait des fonctionnements différents et des injustices. » Par ailleurs, « nous voulions revenir à l’idée que le savoir n’est pas concentré au niveau du directoire mais qu’il est présent dans chaque salarié ».

Cette nouvelle organisation a amélioré l’efficacité de la biocoop, observe la présidente du directoire : « Il n’y a plus de décisions non appliquées. » Les premières opinions des salariés sont positives. L’holacratie a permis à Isabelle Uguen, chargée du site internet, des relations presse et de la publicité, de consacrer davantage de temps à ce qui lui tient le plus à cœur, l’écriture de La Feuille, le journal de la biocoop. « Je me suis aperçue que je faisais plein de choses qui n’étaient pas dans mon rôle parce que j’ai un caractère de sauveur, sourit l’ancienne journaliste. Désormais, la signalétique du magasin est en train d’être déléguée à un prestataire extérieur. Nous sommes en réflexion pour réattribuer la réalisation du catalogue des vins. L’idée n’est pas de se décharger de son travail sur ses petits camarades mais de bien connaître ses rôles et de pouvoir dire non plus facilement. »

Isabelle Uguen.

Cet aspect séduit également Mélanie Boulard. Issue du monde du théâtre, à Scarabée Biocoop depuis une dizaine d’années, elle a commencé au rayon pain et fromage avant d’intégrer le service communication, où elle s’occupe des partenariats et de cours de cuisine. « Mon poste a grossi, je n’avais plus le temps de tout faire, raconte la première lien du cercle CAP. L’holacratie m’a obligée à nommer et à trier mes tâches. C’est un premier pas très précieux pour s’organiser avec les autres et dans son travail. »

Mélanie Boulard.

Mme Boulard apprécie sa plus grande autonomie. « Avant, j’allais tout le temps chercher la petite tape dans le dos de ma supérieure hiérarchique, s’amuse-t-elle. Maintenant, j’assume mes responsabilités. » « Si j’énergétise bien mon rôle, je n’ai pas besoin de rendre des comptes, approuve Angélique Cruble. Il n’y a pas de procédure qui tombe d’en haut : je suis la trame dont j’ai envie pour mener mon projet à bien. » La jeune femme remonte d’une heure de caisse et enchaîne avec de la paperasse. Entrée à Scarabée Biocoop quatre ans plus tôt comme responsable du rayon pain et fromage, elle occupe aujourd’hui des rôles dans les cercles magasin Cesson, laboratoire et administratif. « Le système holacratique est sympa parce qu’on a une vision globale de la biocoop quand on appartient à plusieurs cercles. Je vois plus de monde ! » apprécie-t-elle. Pour approfondir sa connaissance du système, elle a même débuté une formation pour devenir facilitatrice et animer les réunions.

Angélique Cruble.

Mais, une fois les escaliers descendus vers le magasin, les sentiments sont mitigés. Est-ce parce que la transition est toujours en cours — il faut compter deux ans pour achever la mise en place de l’holacratie — ou parce que le modèle ne séduit pas ? Derrière l’étalage de fromages, Mathilde préfère ne pas donner son avis. Mickaël, responsable du rayon boucherie et second lien du cercle magasin Cesson, regrette qu’il y ait « beaucoup de réunions ». De son poste d’observation au milieu des cosmétiques bio, Brigitte observe un « petit flottement dans l’organisation ».

Mathilde, au rayon pain et fromage.

« Tout se passe sur l’ordinateur [1], ce n’est pas pratique, déplore-t-elle. Je crains aussi que le principal message de l’holacratie — l’évolution dans ses rôles si l’on n’est pas satisfait — ne soit pas suffisamment rappelé. » Ce type d’organisation reflète une évolution de la société qui lui pose question : « Je suis d’une époque où nous étions représentés et défendus par des syndicats. Aujourd’hui, l’action collective n’intéresse plus les jeunes. Ils se passionnent plutôt pour l’organisation du travail, surtout si elle place au centre la considération de l’individu et de ses œuvres. »

Mickaël.

« Il y a des gens pour qui le passage à l’holacratie est plus facile que pour d’autres », admet prudemment Angélique Cruble. Isabelle Baur a conscience de ces difficultés. « Il faut intégrer le concept et l’avoir dans les tripes. Ça peut être un choc ! Je suis parmi les plus volontaires mais j’ai quand même passé quinze jours en arrêt maladie », confie la présidente du directoire. Elle identifie deux profils particulièrement vulnérables : « les anciens directeurs qui ont du mal à lâcher les manettes » et « les gens qui n’arrivent pas à s’autonomiser ».

« Il faut sortir du : “C’est pas moi, c’est le président” »

« On n’a pas été habitués à ce fonctionnement, confirme Mélanie Boulard. On a toujours eu des parents, puis des profs, puis un supérieur hiérarchique. Il arrive encore qu’en réunion, on se répète qu’on est responsable de soi-même — en jetant quand même un petit coup d’œil à son ancien supérieur ! » Isabelle Uguen, en formation pour devenir gestalt-thérapeute, est particulièrement sensible à cette question : « L’holacratie est au service de l’entreprise mais je trouve qu’elle ne prévoit pas grand-chose pour accompagner les personnes dans leur vécu de la transition. » Même si, lors de la dernière réunion directoire-salariés, les employés étaient invités à présenter leurs impressions et que « la parole n’a jamais été aussi libre ».

Lydia Pizzoglio, cofondatrice de l’Université du nous, qui organise des formations individuelles et collectives à des formes alternatives de management, connaît ces difficultés par cœur : « Il faut sortir du : “C’est pas moi, c’est le président ; c’est pas moi, c’est l’élu, le délégué, ma mère…” Mais tout le monde n’est pas prêt à être souverain ! »

Si l’holacratie bien pratiquée peut, selon elle, « libérer énormément d’énergie, une motivation et une implication qui n’existaient pas au départ », elle n’est pas applicable dans toutes les conditions. La décision doit être un minimum collective. « Parfois, nous tombons sur un dirigeant qui a les pleins pouvoirs et qui déclare qu’il veut mettre tout le monde à l’holacratie. Alors que le groupe n’a pas forcément compris ou n’y croit pas, s’amuse-t-elle. Dans ce cas, nous proposons de commencer par travailler avec des réunions et l’intelligence collective. » Pas question non plus de recourir à l’holacratie pour réaliser son projet personnel sans modifier ses objectifs : « À partir du moment où vous êtes en gouvernance partagée, toute la structure est affectée par chacune des personnes qui participe. Si vous souhaitez faire ce projet et rien d’autre, restez dans un mode pyramidal ! »


L’HOLACRATIE POUR QUELLE MOTIVATION ET AVEC QUELS STATUTS ?

Y a-t-il de bonnes ou de mauvaises raisons de passer en gouvernance partagée ? À en croire Bernard Marie Chiquet, pas vraiment. Le fondateur de la société iGi Partners, spécialisée dans l’accompagnement des organisations vers l’holacratie, a déjà travaillé avec une quarantaine d’entreprises. Si Scarabée Biocoop avait pour objectif louable de « remettre l’humain au centre et d’être cohérent avec ses valeurs », « certaines entreprises, comme Danone, qui a installé l’holacratie dans un service pilote de 300 personnes, ont des raisons strictement business. Ils considèrent que la structure hiérarchique a atteint ses limites, qu’il y a un gâchis d’énergie, qu’il faut restructurer et que ça coûte cher... Ils viennent à l’holacratie pour l’agilité, la mutabilité, l’adaptabilité. »

Mettre en place l’holacratie pour augmenter la productivité des salariés et enrichir l’entreprise, voire les actionnaires... Les salariés sont-ils partants ? Ou faut-il aller au bout de la logique de la gouvernance partagée et contrôler collectivement l’outil de production en se transformant en coopérative, où chacun détient une part du capital ? « On ne travaille jamais pour un patron ou pour des propriétaires, on travaille pour soi et pour un salaire, rétorque M. Chiquet, un brin agacé. Il faut sortir d’une dualité indigne de l’être humain en 2016, qui oppose les belles missions non lucratives au monde des gens qui font du fric. »

Emmanuelle Pometan, fondatrice de l’agence de communication Emmapom, a quant à elle choisi de renoncer à avoir des salariés pour pouvoir mettre en place l’holacratie. « Je suis une jusqu’au-boutiste, plaisante-t-elle. J’avais quatre salariés mais je n’ai pas aimé être patron. Comment peut-on créer d’égal à égal avec quelqu’un qui est son subordonné ? Nous avons finalement créé une Sarl. » Mais elle reste mesurée. « J’ai l’impression qu’on oublie les statuts au bout d’un moment. Je pense qu’une entreprise holacratique pourrait garder des salariés à condition qu’elle mette en place des politiques qui intègrent et impliquent complètement les salariés, y compris au chiffre d’affaires. »

« Rapidement, nous nous sommes posé la question de comment mettre en cohérence notre gouvernance et notre structure juridico-légale, témoigne pour sa part Lydia Pizzoglio, de l’Université du nous. C’est sûr qu’une structure comme la Scop, un homme égale une voix, se prête bien d’emblée à l’holacratie. Mais, comment composer avec la notion de représentants légaux du statut associatif ? Ce n’est pas simple. » La solution, elle l’entrevoit tout en admettant qu’elle ne fait pas l’unanimité — en témoignent les manifestations contre le projet de loi travail : « Il faudrait qu’on abolisse quelque chose du statut du salariat. »

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