Le travail rend-il heureux ?

Le travail rend-il heureux ? ©Getty - Hinterhaus Productions
Le travail rend-il heureux ? ©Getty - Hinterhaus Productions
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Alors que se profile un recul du départ en retraite et que les salariés travailleront plus longtemps, quelles sont les conditions fondamentales du bonheur au travail ? Et quels sont les freins ? Avec un neuropsychiatre, un philosophe, une sociologue et un spécialiste du management.

Le travail rend-il heureux ? Ce n’est pas une question du bac philo mais notre question du jour…

Le travail, qui vient du latin tripalium, un instrument de torture composé de trois pieux, est pour certains une source de souffrance, de stress, de pathologie physique…
Mais c’est également une source de réalisation de soi, de bien-être et même pour certains de bonheur.
Mais alors comment s’épanouit-on dans son travail ?

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Ceux qui exercent un travail manuel, artisanal sont-ils plus susceptibles de concilier labeur et félicité ?
Pourquoi de plus en plus de salariés du tertiaire se forment pour devenir fleuriste, mécanicienne, boulangère, brodeur, ou brasseur ?
Vous verrez qu’être reconnu et respecté par sa hiérarchie restent des conditions sine qua non.

Et puis nous essaierons de comprendre les ressorts qui poussent de plus en plus de Français à démissionner de leur poste.
Ils étaient plus de 500 000 au premier trimestre 2022…

Extraits de l'entretien

Le travail, une valeur devenue noble

Le philosophe Jérôme Vermer explique : « Le travail a longtemps été envisagé de façon péjorative. L'Antiquité valorisait la contemplation, l’activité la plus noble qui soit, exercée par les philosophes. Le travail s'est anobli avec la chrétienté. Les moines travaillaient la terre, et lui insufflaient une forme de spiritualité. Petit à petit, le travail a signifié quelque chose de plus noble.

Avec la modernité, il est devenu une valeur en soi. Aujourd'hui, on pense parfois qu’il est source de bonne santé. Au point que parfois la valeur travail surpasse les autres. D’où une certaine ambivalence. Certains travaillent pour travailler et sont inscrits dans une espèce de cercle vicieux sans fin, où ils œuvrent pour une forme de rentabilité, de productivité incessante et se perdent dans le travail. Or, l'essentiel, comme dirait Heidegger, « est peut-être ailleurs ». La question est tout simplement une question de proportionnalité. Quelle place accordons-nous au travail, et quelle place donnons-nous au reste ? Parce que nous avons beaucoup d'autres choses dans la vie, pour nous épanouir. »

La quête du bonheur, un risque d’instrumentalisation des salariés

La sociologue Maëlezig Bigi met en garde contre la notion de bonheur au travail et rapporte que des confrères à elle, « considèrent que l'appel à la recherche du bonheur au travail contribue à la mise au travail subjective des travailleurs et travailleuses. Cela les incite à s’exploiter eux-mêmes dans des conditions qui ne sont pas forcément propres à la réalisation, ni de leur bonheur, ni de leur identité, ou de leur santé. »

Qu’est-ce qui peut nous rendre heureux au travail ?

Pour débuter l’émission, Ali Rebeihi a glissé qu’« Être reconnu et respecté par sa hiérarchie est l’une des conditions sine qua non de l’épanouissement dans son job ». S’ajoutent comme ingrédients au bien-être au travail : le sens et l’altérité.

  • Un travail qui ait du sens

Jérôme Vermer pense aux propos de Simone Weil, une philosophe qui nous dit « que pour qu'un travail ait du sens, il faut qu'il réponde aux besoins de l'âme : un besoin de liberté, un besoin de ressentir de l’égalité, et un besoin de responsabilité. Nous ne pouvons pas vivre simplement en travaillant et postposant continuellement les objets de satisfaction. On ne peut pas travailler la journée en se disant simplement : « J'aurai cette liberté en fin de journée quand j'aurai ce temps de loisir ». Ce besoin de sens va de pair avec le fait de vivre pleinement "l'ici et maintenant" une formule reprise à travers les âges par tous les philosophes.

Dans le même ordre d’idées, cette même philosophe nous incite, pour être heureux dans son travail à exercer un métier en phase avec qui nous sommes. L'éducation joue un rôle énorme. Il faut que dès le plus jeune âge, nous soyons éveillés à tous les métiers possibles imaginables et que nous ne soyons pas juste guidés par la rentabilité ou le pouvoir ou que sais-je… »

  • Travailler pour faire société

Jérôme Vermer explique : « Nous sommes des êtres imparfaits, nous ne sommes pas des dieux. Et selon cette imperfection, nous devons subvenir à nos besoins. Nous ne pouvons pas simplement vivre de loisirs ou d'oisiveté et sommes condamnés au travail. Mais il peut être aussi une bénédiction. Car travailler c'est aussi être avec les autres, et faire société. Nous ne travaillons pas tout seuls. »

  • Un exemple de bonheur au travail

Le neuropsychiatre Jean-Michel Oughourlian se souvient : « Pour un reportage, j’ai découvert les usines apprenantes. J’y ai vu à peu près 700 handicapés mentaux au travail. Ces personnes étaient les mêmes que j’avais pu observer pendant des années à l'hôpital psychiatrique. Or, là, j’ai constaté qu’ils travaillaient et développaient des ressources nouvelles dont ils ignoraient l'existence. En fin de parcours d’une chaîne, se trouvait une dame chargée de vérifier la concordance entre ce qui est affiché sur l'ordinateur en face d'elle, et ce qui est écrit sur le faisceau : une série de 12 à 14 chiffres et lettres. Cela m'a pris à peu près dix minutes, elle, quinze secondes. Alors que je lui demandais, comme médecin, quel était le handicap qui l’avait conduite dans cette usine, elle a répondu qu’elle n’avait jamais réussi à apprendre à lire ni écrire. Très étonné, parce que je l’avais vu faire. Elle me dit : « Pour relever cette série de lettres et de chiffres, j’ai développé une ressource de mon cerveau, je photographie dans ma tête ce qui est affiché sur l'ordinateur, et je regarde si cela correspond point par point à ce que j'ai sur le faisceau » ! À ces travailleurs, j’ai proposé de leur redonner une allocation adulte handicapé améliorée. Et personne n’a voulu. Ils m’ont dit qu’ils étaient tellement heureux au travail. Car le handicap, signifie souvent solitude. »

Qu’est-ce qui nous rend malheureux au travail ?

  • Les mauvaises conditions de travail

Au premier semestre 2022, le ministère du travail a enregistré 523 207 démissions, dont 469 610 démissions de CDI. Maëlezig Bigi analyse : « On a des taux de démission comparables aux sorties de crise. Mais c’est intéressant de regarder un petit peu dans le détail. Parmi les démissionnaires, se trouvaient beaucoup de salariés qui quittaient des postes dans des secteurs dont on sait que les conditions de travail sont plutôt difficiles, comme l'hôtellerie restauration. Ils le font pour retrouver un poste dans le même secteur, mais à de meilleures conditions. Cela suggère qu'avec la reprise les salariés ont peut-être eu une meilleure capacité de négociation, et se sont positionnés un peu différemment dans le rapport de force. »

  • L'équilibre travail, loisirs, et l'absence de sens

Jérôme Vermer : « Cette grande démission pose la question du sens. Bertrand Russell, un auteur qui fait de la philosophie analytique, a constaté qu’en grande partie, le travail occupe beaucoup trop de temps de notre quotidien. On pourrait tout à fait se satisfaire d'un travail à temps partiel. Et cela pourrait subvenir aux besoins de l'ensemble de la société. Simplement, aujourd'hui, nous sommes guidés par une rentabilité qui nous met dans une position où le sens a complètement disparu. Et puis il y a la nature du travail lui-même... Il existe des bullshit jobs, qui n'ont pas de sens pour les individus qui les exercent. Ces activités professionnelles ne peuvent pas être exercées sur le long terme parce que l'être humain a besoin de sentir qu'il existe. Si ce n’est pas le cas, c'est la déprime. »

  • L’absence de reconnaissance

Maëlezig Bigi pense « à Pascale Molinier qui nous dit qu'on ne travaille pas pour être reconnu, mais que oui, on a besoin d'être reconnu pour pouvoir travailler ou en tout cas travailler dans des bonnes conditions. L’absence de reconnaissance au travail peut avoir un impact sur l'identité du travailleur parce que le travail définit une grande partie de notre identité. Se sentir comme un pion au sein du collectif travail, ne pas se sentir reconnu ni par ses collègues, ni par son supérieur conduit à se dévaloriser, avoir l'impression de ne pas exister, de n'être personne dans l'organisation du travail, mais également conduit à une forme d'anomie à l'extérieur du travail. »

  • Des liens humains distendus

Alexandre Jost de La Fabrique Spinoza souligne que « Nous sommes des animaux sociaux et aujourd'hui, on arrive au point où on parle de manager par l'amour. Ces mots retrouvent leur place dans l'entreprise parce que la crise sanitaire nous a appris l'importance de ces liens humains. On ne doit pas oublier que le télétravail, pour une partie importante de la population est destructeur de liens. Dans notre étude « De nouveaux espaces de travail et réengagement des collaborateurs », nous révélons que le "syndrome de la cabane est en danger". Lutter contre la tentative de repli sur soi est aujourd'hui l'une des plus grandes révolutions que puisse faire une entreprise. Elle doit transformer ses espaces de travail pour redonner envie et permettre aux liens de se tisser à nouveau sur le lieu de travail. »

avec

  • Pr Jean-Michel Oughourlian : Neuropsychiatre. Ancien professeur de psychologie à la Sorbonne. Spécialiste en psychologie mimétique. Auteur. Livre : « Le travail qui guérit », Plon, 20 octobre 2022.
  • Jérôme Vermer : Agrégé de philosophie. Maître-assistant en « Ethique et déontologie du Droit et du Marketing » à la Haute École de Namur-Liège-Luxembourg (Hénallux). Maître-assistant en « Communication et Philosophie du travail » à l’École pratique des hautes études commerciales (EPHEC Promotion sociale, Bruxelles). Professeur de Littérature contemporaine. Livre : « Philocomix - Tome 3 : Philocomix - Métro, boulot, cogito » (co-écrit avec Jean-Philippe Thivet, dessins de Mathieu La Mine), Rue de Sèvres, 21 septembre 2022.
  • Alexandre Jost : Fondateur (en 2011) et délégué général de la « Fabrique Spinoza* ». Membre/expert du Comité des partenaires et de la Commission des « nouvelles responsabilités entrepreneuriales » du MEDEF. Membre du conseil d’administration de « Bleu Blanc Zèbre », association créée en 2014 qui place au cœur de son action la coopération inter-acteurs (associations, entreprises, acteurs publics et citoyens) afin de résoudre les fractures sociales et environnementales. *Publication d’une étude en Septembre 2022 : « Nouveaux espaces de travail et expérience collaborateur ».
  • Maëlezig Bigi : Sociologue. Maîtresse de conférences en sociologie au « Conservatoire national des arts et métiers » (CNAM/Lise : « Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique »). Chercheuse affiliée au Centre d’études de l’emploi et du travail. Co-directrice du Groupe d’études sur le travail et la santé au travail (GIS Gestes).  Thèse (2016) : « Reconnaissance et organisation du travail. Perspectives françaises et européennes », Thèse de doctorat en sociologie, Paris, Conservatoire national des arts et métiers. Livre : « Travailler au XXIe siècle » (co-écrit avec Olivier Cousin, Dominique Méda, Laëtitia Sibaud et Michel Wieviorka), Robert Laffont, Janvier 2015.

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