Pratiquer la danse, le théâtre, le chant, l'écriture : est-ce un moyen de lutter contre l’exclusion sociale ? Des artistes, des travailleurs sociaux, des institutions culturelles en sont convaincus. L'art peut agir comme levier de transformation et d'inclusion sociale.
- Nathalie Montoya Maîtresse de conférences en sociologie
C’est l’une des régions les plus pauvres du pays. Dans les Hauts-de-France, 18% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, là où la moyenne nationale est de 14%. Le taux de chômage y est aussi plus élevé qu'ailleurs, même s’il a baissé ces derniers années. Cette précarité s’accompagne de ce sentiment, souvent bien réel, d’être en dehors de la société. Pour les inclure à nouveau, les aider à (re)faire partie de cette société, des initiatives sont nées, initiées par des travailleurs sociaux, des institutions culturelles, ou des associations.
Aider les invisibles
Dans le Pas-de-Calais, à Béthune, ville du bassin minier, l’association L’Envol, centre d’art et de transformation sociale, a créé la Classe Départ. Durant sept mois, des jeunes sont sous contrat de service civique, 25 heures par semaine. Ils y apprennent à danser, chanter, jouer la comédie avec des artistes professionnels. "Ces jeunes sont des invisibles", explique Bruno Lajara, metteur en scène et fondateur de l’Envol, ils ont tous des parcours de vie compliqués, ils sortent de l’aide sociale à l’enfance, sont sous protection judiciaire de la jeunesse, en échec scolaire, ou souffrent de légères pathologies psychologiques."
Sophie a 18 ans, et a perdu sa mère il y a 10 ans. "Mon père nous a abandonnées moi et mes sœurs, car il a rencontré une nouvelle femme, raconte-t-elle, j’ai été chez l'une de mes tantes maternelles. Cela s’est mal passé, j’étais harcelée moralement, elle me rabaissait tout le temps. J’étais comme un zombie". En arrivant dans la classe départ, grâce à la danse, au chant et au théâtre, la jeune fille a réappris "à vivre", retrouvé "son sourire", est redevenue "une enfant" et apprend à refaire confiance aux autres, à "être plus sociable et ouverte, même si j’ai encore du mal à dire ce que je pense".
L’une des bases de la méthode classe départ est la communication. "La plupart des jeunes ici sont très seuls, et sont restés enfermés chez eux, d’autant plus avec le covid, précise Perrine Fovez, comédienne en charge de la coordination pédagogique et artistique du projet. Ils n’ont pas les codes du vivre-ensemble, leurs émotions débordent et ça explose. Ils vivent des problématiques difficiles, et ont tendance à penser que leur situation est pire que celle du voisin, et 'se victimisent'. Ici, on leur apprend à être dans l’empathie, à essayer de comprendre l’autre pour mieux communiquer".
Ce matin là, avant le cours hebdomadaire de danse, elle prend le temps de les réunir, en cercle, pour discuter. "Donnez moi votre mot du matin, votre état d’esprit", lance la comédienne. "Fatigué", "enthousiaste", "patate d’enfer", les réponses fusent. Perrine Fovez sait que ce temps est nécessaire, car la veille, il y a eu des tensions dans le groupe. Elle les invite, doucement mais fermement, à raconter ce qu'il s’est passé pour dénouer les nœuds. Quand une demi-heure plus tard, le cours de danse commence, les jeunes semblent apaisés et soulagés d’avoir vidé leur sac.
Ne plus être contre la société, mais en faire partie
Ils démarrent alors la répétition d’une chorégraphie, dans le cadre d’un spectacle qui aura lieu quelques jours plus tard. "On appelle cela l’inauguration, détaille Perrine Fovez. Au bout de deux mois de classe départ, les jeunes se produisent sur une scène professionnelle, devant un vrai public, leurs proches, mais aussi les partenaires de l’association". Un moment stressant pour les élèves, mais "essentiel pour qu’ils se prouvent à eux-mêmes qu’ils sont capables". Grâce à chaque discipline, ils apprennent à travailler le regard, l’écoute mais aussi à utiliser leur corps : "Souvent, ce sont des jeunes qui regardent le trottoir quand ils marchent. On leur apprend à lever la tête, s’ouvrir, rendre leur corps plus tonique, pouvoir le sentir dans sa globalité. Et ça change leur manière de penser. Leur corps change, leur visage change, et ça les bouleverse. Au bout de quelques mois, ils n’ont plus envie d’être contre la société, mais d’en faire partie tout simplement."
A la pratique artistique, s’ajoute le projet citoyen. L’année dernière, par exemple, les jeunes ont chanté dans les Ehpad du coin et ont joué une pièce sur le harcèlement dans les écoles. Ils travaillent aussi sur un projet de vie, "ils doivent trouver qui ils veulent être avant de savoir ce qu’ils veulent faire. Une fois qu’ils trouvent cela, ça se débloque et ils peuvent chercher une formation, un métier, mais cela peut être aussi simplement sortir d’un milieu toxique. Chacun va a son rythme avec des objectifs différents", développe la comédienne.
L’Envol a créé deux classes départ, à Arras et à Béthune. Les trois quart des jeunes qui en sortent retrouvent une formation ou un emploi. La méthode a fait ses preuves et commence à essaimer dans toute la France. Une classe s’est ouverte à Avignon, en région parisienne, et une autre est en projet à Roubaix.
L’art en prison
Utiliser l’art pour lutter contre l’exclusion sociale, et ce même dans des lieux où à priori, cet art n’est pas présent. C’est le projet mené par le Louvre-Lens et le musée Jean de la Fontaine dans le centre pénitentiaire de Château-Thierry, dans l’Aisne. La prison, construite en 1850, est unique en France car dédiée aux criminels souffrant de troubles psychologiques. Ce jour de mi-décembre, une foule inhabituelle se presse dans la rotonde : le maire de la ville, la sous-préfète, la présidente de la Cour d’appel, les services de probation et d’insertion. Ils viennent inaugurer les œuvres réalisées par quatre détenus. De grandes toiles de jutes sont accrochées en hauteur. Elles sont couvertes d’animaux colorés, peints à l’aide de pochoirs.
Les détenus ont suivi des ateliers menés par Simone Découpe, artiste plasticienne, au sein de la prison. "La première séance était un peu particulière, sourit l’artiste, on reste un peu sur ses gardes. Et puis dès la deuxième séance, quand on a sorti les rouleaux, la peinture, le scotch, ça c’est très vite détendu. On oublie qu’on est en prison, on oublie que ce sont des détenus, et on échange entre humains, sans hiérarchie". Au fil des séances, Simone Découpe les voit prendre confiance en eux, et au moment de la signature finale de leurs œuvres, "ils étaient tous très fiers".
Régis, 60 ans, a décoré une toile remplie d’oiseaux : "J’adore la nature, j’ai fait un an de Beaux-Arts, alors j’ai dessiné les croquis, et Simone les a découpés en pochoir. Puis j’ai peint pour faire rentrer les oiseaux dans le centre pénitentiaire. J’écris aussi beaucoup, plus de 400 poèmes, depuis que je suis ici, ça fait neuf ans. Ça me permet de me vider l’esprit."
Ne plus penser aux portes qui claquent, aux cris, au bruit des clés qui ouvrent et ferment constamment. Jacem, 32 ans, a trouvé, grâce à ces ateliers, le moyen "de s’évader mentalement". Il a choisi de reproduire des chevaux, "un animal que j’aime beaucoup, j’ai d’ailleurs découvert que je ne dessinais pas trop mal". Le trentenaire est également sorti pour la première fois en permission, en huit ans de détention. Car le projet consistait aussi à emmener les prisonniers visiter le musée du Louvre-Lens et Jean de la Fontaine, de Château-Thierry. "J’ai découvert des statuettes égyptiennes incroyables, j’aime l’art parce que ça raconte des histoires", explique-t-il. "Quand je sortirai, j’irai au Louvre à Paris. Le savoir est une arme, la plus belle des armes". Les ateliers ont aussi permis aux détenus de créer des liens, "avant c’était bonjour-au revoir, maintenant on discute, on prend des nouvelles, cela nous a soudés".
Ramener le beau à l’intérieur du centre pénitentiaire
Ce projet a été mené sur deux années, "et le plus difficile a été de fidéliser les détenus sur toute cette durée", explique Gautier Verbeke, chef du service de la médiation au Louvre-Lens. "C’est important d’amener l’art dans ce lieu, ajoute-t-il, car ce sont des personnes qui ont besoin de reprendre confiance. Elles vivent dans un endroit où la beauté n’est pas forcément présente. Nous sommes persuadés que l’œuvre d’art, la contemplation, l’imaginaire, l'introspection que l’art apporte, sont des vecteurs de développement de soi."
Une chapelle désaffectée dans un foyer
Faire entrer l’art et la culture dans des lieux où ils sont quasi-inexistants. C’est ce qui se passe depuis six ans au foyer des Augustins, géré par l’association l’Ilot. Ici, la majorité des résidents sont d’anciens prisonniers, en grande précarité. Pourtant situé en plein centre-ville, les habitants sortent peu et "ont peur de l’extérieur, et préfèrent rester dans leur bulle", explique Karine Romain, éducatrice spécialisée.
Au cœur du foyer, il y a cette chapelle désaffectée. Le directeur des Augustins a alors proposé en 2015, à une compagnie de théâtre amiénoise, la Compagnie du Berger, de s’installer en résidence dans ce lieu. Elle crée la Chapelle-Théâtre. L’autel a été remplacé par un plateau de théâtre, encadré par de lourds rideaux noirs, et éclairés par de gros projecteurs. Les prie-dieu ont laissé la place à des fauteuils rouges de théâtre. "Au début, les résidents étaient un peu sur la réserve, se souvient la comédienne et auteure, Marie-Laure Boggio, puis ils étaient curieux de nous voir quasiment tous les jours répéter dans la chapelle. Ils croisaient aussi des femmes, alors qu’ici c’est exclusivement masculin. Au fur et à mesure, on les a invités à venir assister à nos répétitions. On est passé de ‘bonjour, il fait beau’, à '’j’aime beaucoup cette partie du spectacle, vous partez quand en tournée ?’ ".
En plus d’être des voisins, la Compagnie du Berger, associée à d’autres compagnies picardes, propose un atelier artistique avec les résidents, une fois tous les deux mois.
Johnny, Eddy et Claude
Fin novembre, pour l’atelier chant, mené par Romain, musicien, et Marie-Laure Boggio, ils sont une petite dizaine à venir dans la chapelle. Au menu du jour, L’envie de Johnny Hallyday, Couleur menthe à l’eau d’Eddy Mitchell, ou encore Comme d’habitude de Claude François. Au début de l’atelier, les corps sont encore rigides, la voix timide, mais petit à petit, les participants se prennent au jeu et finissent, pour certains, par s’époumoner joyeusement. "J’étais réticent pour venir, explique Howard, 42 ans, qui vient tout juste de s’installer dans le foyer. Je pensais que l’on allait chanter comme dans les églises". Pendant ces deux heures, il a "oublié ses soucis", a "extériorisé ce qu’il a gardé depuis quelques années" en lui. Quant à Jean-Luc, il murmure : "Je m’évade un peu car la vie n’est pas toujours facile. Et puis, chanter ensemble permet de mieux nous connaitre, ça nous soude, parce qu’on est dans un foyer, et on est toujours méfiant envers les autres."
Pour Karine Romain, l’éducatrice, ces moments de parenthèses permettent aux résidents de retrouver de la joie, de réapprendre à sourire et à communiquer. "Je vois aussi ceux qui ont des difficultés de lecture et de compréhension, cela me permet de travailler sur ces points ensuite en entretien."
"L’art d’accéder à l’emploi"
Plus au nord d’Amiens, dans le Pas-de-Calais, un lieu emblématique s’est affirmé au fil des années comme un "acteur au service de la mutation du territoire". Le Louvre-Lens mène des actions dans toute la région, et incite également les visiteurs à venir en son sein. Surtout les publics qui n’osent pas franchir les portes.
Parmi les nombreux projets de médiation culturelle du musée, il y a des ateliers en partenariat avec Pôle Emploi. Dix chômeurs longue durée ont suivi dix-huit heures d’ateliers tous les lundis. "Les demandeurs d’emplois créent un CV d’une personne de la galerie du temps, détaille Ludovic Demathieu, chargé de projets de médiation au Louvre-Lens. Cela peut être Napoléon, Marc Aurèle, Anton Fugger… L’idée est de travailler la recherche documentaire, leurs expériences, compétences et de leur trouver un métier actuel. Faire le CV d’un autre, cela leur permet de se détacher de leur parcours, et de prendre le temps de se poser des questions sur une autre personne, et cela les amène souvent à se poser des questions sur eux-mêmes". En partant du CV qu’ils ont créé, ils peuvent ensuite s’en inspirer pour leur propre CV et trouver des points communs avec le personnage historique.
Dans le programme, les demandeurs d’emplois ont été aidés par une comédienne, pour apprendre à prendre la parole à haute voix. "C’est très difficile, explique Sylvie, en recherche d’emploi depuis deux ans, au début je n’osais pas m’exprimer devant les autres, maintenant, j’ai appris à m’affranchir et à prendre confiance en moi". L’objectif est de présenter le CV devant un public. Au début, Emmanuel, 44 ans, ne comprenait pas le rapport entre l’art et l’emploi, "mais je comprends maintenant que par exemple, la peinture, cela demande de la concentration, de la minutie, et il faut être motivé, comme moi quand je suis devant un recruteur". Pour Christelle, qui envoie entre 100 et 150 CV par mois, "avec à peine une ou deux réponses, toujours négatives", venir à ces ateliers a été un bol d’air. "On est tous à égalité, et on s’entraide. Ca m’aide à tenir le reste de la semaine et ça me motive à nouveau."
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