Interviews croisées

Faut-il toucher aux allocations familiales pour tous ?

En avril 2013, Libération avait sollicité deux représentants d'associations familiales sur le sujet.
par Marie Piquemal
publié le 9 avril 2013 à 15h07
(mis à jour le 8 octobre 2014 à 10h19)

Moduler les allocations familiales en fonction des revenus ? C'est la proposition faite mardi, lors de la réunion du groupe socialiste, par la députée socialiste Laurence Dumont. «Cette proposition n'est pas celle du gouvernement. Nous allons en discuter avec les parlementaires», a réagi ce mercredi matin sur France Info la ministre Marisol Touraine, peu avant la présentation en Conseil des ministres du projet de budget de la sécurité sociale pour 2015.

En avril 2013, ce débat récurrent, qui ne fait pas l'unanimité au sein des associations familiales, avait refait surface lors de la publication du rapport Fragonard sur les aides aux familles. Nous avions alors interrogé des représentants de deux associations marquées à gauche.

«On touche à un principe fondateur»

Aminata Koné,

secrétaire générale de la Confédération syndicale des familles, estime que les enjeux vont au-delà d’une simple économie budgétaire. Toucher aux allocations familiales reviendrait à mettre en danger l’existence même de la Sécurité sociale.

Les allocations familiales sont versées aujourd’hui sans conditions de ressources. Qu’on soit riche ou pauvre, on touche le même montant. Est-ce normal?

Oui. Les allocations relèvent de la branche famille de la Sécurité sociale, basée sur les principes d’universalité et de solidarité horizontale, entre ceux qui ont des enfants et ceux qui n’en ont pas. De la même manière, que la branche santé organise la solidarité entre ceux qui sont malades et ceux qui ne le sont pas, sans tenir compte des ressources. Ou pour la branche retraite, entre les jeunes et les vieux. Si on module le montant des allocations en fonction des revenus, on touche à ce principe fondateur. Ce n’est pas un simple positionnement idéologique, c’est un premier pas vers un autre système, vers une autre manière d’organiser la solidarité. Avec ce raisonnement, demain, un malade se verra rembourser les frais de santé par la Sécu en fonction de ses revenus.

Les propositions du rapport mettent-elles en danger la Sécurité sociale ?

Oui, j'en suis convaincue. Quelle raison va pousser les gens à continuer à cotiser ? Si demain, on module les allocations, certains cotiseront plus que les autres... pour recevoir moins. Quel intérêt auront-ils à accepter ça ? Les classes moyennes vont très vite vouloir sortir du système. C'est elles qui sont visées. Quand on gagne 4 500 euros à deux, avec deux enfants à s'occuper : entre le loyer, les médicaments, les courses et les frais de garde... Si vous n'avez pas la solidarité familiale, à la fin du mois, il ne vous reste rien. Vous n'êtes pas riche mais vous n'aurez plus droit aux allocations. 127 euros, ce n'est pas énorme mais c'était déjà ça.

Témoignages: «Cela remettrait notre mode de vie en cause»

Les allocations familiales s’inscrivaient dans une politique nataliste. Cet objectif a disparu, non ?

Aujourd'hui, la politique nataliste consiste à créer un environnement favorable à l'arrivée des enfants. Cela passe par ces allocations familiales, qui sont la reconnaissance par la société de l'ensemble des enfants. Et par la création de structures d'accueil, comme les crèches, haltes-garderies. Ce sont les deux piliers de la branche famille de la Sécurité sociale, menacés aujourd'hui.

Il n'y a pas de vrai débat de fond sur les choix réels d'une politique familiale dynamique dans ce pays. On ne peut que le regretter. Nous avons été consultés, en tant qu'association familiale, sauf que François Hollande a déjà annoncé les mesures qu'il allait prendre... Sans même attendre la remise du rapport. C'est se moquer de nous.

L’objectif de cette réforme est de faire des économies, dans un contexte de rigueur budgétaire. La branche famille de la Sécu est déficitaire, il s’agit de la remettre à flot.

Cet argument budgétaire ne tient pas la route. Le déficit de la branche famille n'est pas structurel mais conjoncturel. On reviendra à l'équilibre naturellement en 2020. Si les propositions du rapport sont adoptées, la branche sera à l'équilibre en 2016. On gagnerait donc quatre ans... Sauf qu'on oublie de comptabiliser tous les frais de gestion pour appliquer ces mesures. Fixer des montants d'allocations différents en fonction des revenus, c'est mettre en place une usine à gaz. Les coûts de gestion vont être terribles pour les caisses.

Il y a autre chose. Pourquoi s'en prendre à la branche famille ? Si le gouvernement veut faire des économies, il a bien d'autres leviers. Comme toucher à l'impôt ou fiscaliser les majorations de retraites, par exemple. Mais pour cela, il faut du courage politique.

Etes-vous favorable à une fiscalisation des allocations?

Non, nous sommes clairement contre une telle option. Ce serait un non-sens : donner et reprendre ensuite ? Aucun intérêt.

Pour aller plus loin: «Allocations: ceux qui ne veulent pas de la réforme»

«Cela ne remet pas en cause les fondements de la Sécu»

Jean-Marie Bonnemayre,

président du Conseil national des associations familiales laïques (Cnafal), considère que raboter les allocations pour les ménages aisés est une mesure de bon sens, permettant de lutter contre les inégalités.

Les allocations familiales sont versées aujourd’hui sans conditions de ressources. Qu’on soit riche ou pauvre, on touche le même montant. Est-ce normal ?

Non, le système doit évoluer. Les opposants considèrent qu’on touche aux principes de la Sécu mais ils oublient de dire qu’en 1945, les fondateurs de la Sécurité sociale visaient aussi un idéal de lutte contre les inégalités. D’ailleurs, depuis, le système n’a cessé d’évoluer dans une pente solidariste. Toutes les prestations sociales, ajoutées au fil des ans, sont sous conditions de ressources, que ce soit l’allocation parent isolé, l’allocation rentrée scolaire... En ce sens, la proposition faite aujourd’hui de moduler le montant des allocations n’est pas du tout une perversion, ni une remise en cause des fondements de la Sécurité sociale.

A lire «Allocs pour tous, la fin d'un dogme»

Les propositions du rapport mettent en danger la sécurité sociale ?

Cette inquiétude n’est pas fondée. C’est une crainte brandie notamment par la CGT mais ce n’est pas parce qu’on crie au loup, que la catastrophe est imminente. D’autant que le fonctionnement de chacune des branches de la Sécu est indépendante l’une de l’autre. Toucher à la branche famille n’aura pas d’incidence sur le fonctionnement des branches maladie ou vieillesse.

Les allocations familiales s’inscrivaient dans une politique nataliste. Cet objectif a disparu, non ?

On ne fait pas des enfants aujourd’hui pour toucher les allocations familiales, c’est évident. Alors qu’à l’origine, elles ont été pensées pour relancer la natalité. Elles étaient d’ailleurs très incitatives et représentaient à l’époque le salaire moyen d’un ouvrier.

Au départ, c’est une initiative des grands patrons de l’industrie au lendemain de la Première Guerre mondiale. L’Allemagne représente alors quasiment le double de la France en nombre d’habitants. Certains chefs d’entreprises humanistes décident d’encourager les ouvriers qui font des enfants, en accordant des primes, sortes d’allocations familiales, mais distribuées au bon vouloir des patrons... Ce n’était pas égalitaire. Une vraie politique familiale se construit petit à petit, jusqu’à la création en 1945 de la Sécurité sociale et de sa branche famille. Les allocations familiales sont alors financées en totalité par les cotisations patronales, très élevées à l’époque.

L’objectif de cette réforme est de faire des économies, dans un contexte de rigueur budgétaire. La branche famille de la Sécu est déficitaire, il s’agit de la remettre à flot.

Le débat se focalise surtout sur la question de la modulation des allocations, or c’est plus sur le levier fiscal que les économies à réaliser sont les plus importantes. En abaissant le plafond du quotient familial, cela permettrait de récupérer plus d’un milliard d’euros. Clairement, la marge de manœuvre se situe là.

Etes-vous favorable à une fiscalisation des allocations ?

A défaut de réformer le système en profondeur, ce ne serait pas idiot de fiscaliser les allocations, toujours dans un objectif de lutte contre les inégalités. Mais la question n’a même pas été abordée au sein du Haut conseil à la famille puisque François Hollande a écarté cette option d’un revers de main lors de son interview télévisée.

 Document le rapport de Bertrand Fragonard, remis au Premier ministre (en pdf)

Pour aller plus loin :

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