Le ministre de l'Economie, Emmanuel Macron, s'est fait remarquer en réservant sa première visite officielle à une Scop normande, Acôme, Au moment où Pierre Moscovici, nouveau Commissaire européen aux affaires économiques et monétaires, prend ses fonctions, il est bon de rappeler qu'une part du progrès économique et social de l'Allemagne, de l'Autriche, de la France, et de combien d'autres pays de l'Union, est venu de ces formes modernes de l'entreprise que sont coopératives et mutuelles, que seront demain Scop, SCIC et autres entreprises collaboratives.
Il y a urgence. Car ces entreprises, pleinement entrepreneuriales, pleinement dans le marché, pleinement dans la concurrence, proposent des modes d'association entre le capital et le travail, des modes de gouvernance, des modes d'apport et de rémunération du capital, qui sont tout aussi actuelles aujourd'hui qu'elles l'étaient au XIXe siècle, quand ces formes sont nées.
Appelons-les sociétés de personne, puisqu'elles placent au premier plan la participation effective de chacun, devant l'apport de capital. Leur potentiel est immense, il n'en est pas de plus nécessaire modèle que ceux-là, dont la principale vertu est, ou devrait être, de proposer une alternative solide aux dérives du "toujours plus" des marchés financiers.
Quels étaient les problèmes qui ont alors suscité le projet coopératif, et quelles ont été les réponses des pionniers des sociétés coopératives ?
La rupture entre l'intérêt individuel et l'intérêt collectif, telle que Bernard Mandeville, et surtout Adam Smith l'avaient théorisée au cours du siècle précédent, sous la forme la plus expressive; "les vices privés font les vertus publiques". La société de personnes intègre l'intérêt collectif dans ses décisions. Et elle entend donner aux acteurs la vision lucide de ce qu'ils font, et des conséquences de leurs choix.
L'éloignement grandissant entre les sociétés par actions, mobiles, liquides, désengagées, et les territoires dont elles utilisent les ressources pour produire, pour se financer, pour vendre. La société de personnes est liée à un territoire, elle est organisée sur une base territoriale, elle y est pour rester, pour durer, et tous les mandats des élus y sont subordonnés au mandat local. Elle ne croit pas à la forme anonyme, financière, virtuelle, de l'entreprise sans terre, sans usine, sans liens. Elle accepte une part de responsabilité dans le progrès local et régional.
La séparation des intérêts entre les actionnaires, propriétaires de l'entreprise, les salariés, qui lui vendent leur vie, et les clients, qui ont recours à ses produits ou services. Le désengagement de l'entreprise à l'égard de ses communautés d'appartenance peut à la fin faire perdre la collectivité toute entière. La société de personnes, partage la valeur qu'elle crée entre ses parties prenantes, toutes également légitimes, toutes également solidaires, toutes également bénéficiaires de la réussite de l'entreprise.
La propriété privée de l'entreprise qui comporte le droit à l'abus de droit; les actionnaires peuvent à tout moment décider de liquider la société et de reprendre leur capital, sans engagement dans le temps. La société de personnes est propriété collective de ses membres, auxquels elle donne seulement des droits limités au partage des résultats. Ses réserves sont impartageables. Chacun de ces membres peut être comparé à un usufruitier; il bénéficie du travail et des efforts des générations antérieures, et il s'efforce de transmettre aux générations futures un outil amélioré, enrichi, plus puissant; il ne lui appartient pas de le détruire, même pour son profit.
La propriété de l'entreprise fonction du nombre d'actions détenues concentre le pouvoir et sépare l'entreprise de ses communautés d'appartenance. La société de personnes innove en proposant des formes diverses d'association entre capital et participation. Il s'agit de protéger l'entreprise de toute appropriation particulière; l'entreprise est au service de tous, elle ne peut être détournée de sa vocation pour travailler au service d'un seul, ou de quelques-uns.
Question du lien social et de l'isolement, du rapport entre l'individu et le collectif, de l'exclusion et de l'initiative économique; question de l'éloignement des entreprises et des investisseurs avec les territoires, de la responsabilité de l'entreprise, de la volatilité de ses engagements et de ses comportements: qui croit que nous en avons fini avec elles, qui croit surtout que la société par actions répond à tout et résout tout?
La majeure partie des questions actuelles, brûlantes même, des rapports entre l'activité économique, les territoires européens et l'opinion publique, se voit proposer des réponses pertinentes par le projet de sociétés de personnes, tel qu'il a été formulé, conçu et développé voici plus d'un siècle sous la forme coopérative et mutuelle, pour l'essentiel en Europe centrale. La coopération a fourni des réponses aux questions de l'exclusion, de l'isolement et de l'intégration. Elle a fourni des réponses socialement acceptables, économiquement viables, aux problèmes d'accès au financement, à la prévoyance et à la capacité d'agir des entrepreneurs européens. Et elle a fourni quelques-uns des moyens les plus remarquables du développement des territoires, de la modernisation des activités et de la structuration des marchés.
Le paradoxe veut qu'au moment même où elle pourrait contribuer de nouveau au progrès collectif, la société de personnes se voit contrainte dans son organisation, troublée dans ses logiques de gouvernance, contrariée dans les principes de son économie. Un ensemble de règles prudentielles, de dispositifs de conformité, d'obligations d'information et de transparence, peu apparent mais extraordinairement convergent, est venu en moins de vingt ans modifier en profondeur la marche de telles entreprises.
Et le paradoxe veut qu'au moment de la plus grande actualité de leur projet, les sociétés coopératives, les Scoop, parmi d'autres, semblent incapables de porter leur action à la hauteur de leur projet, sans doute en partie de leur propre choix, certainement pour une part essentielle du fait d'orientations des pouvoirs publics, des autorités de régulation, de la profession.
Aujourd'hui, le jeu est ouvert. Il serait incompréhensible que de grandes opérations d'ouverture de capital de sociétés nationales, comme La Poste ou la SNCF, n'envisagent pas la forme "sociétariale", associant tous les Français qui le veulent à leurs prestataires de services. Le succès de la mutualisation des Caisses d'Epargne est là, pour illustrer le potentiel d'une telle opération.
Il serait plus incompréhensible encore que l'épargne locale, régionale, nationale, ne se porte pas vers le financement de ses entreprises ancrées sur leur territoire, porteuses de ce capital immatériel que le monde nous envie, et pour lesquelles les formes sociales de la société de personnes, de la coopérative, de la Scop ou de la SCIC offrent des formes attractives de partage des risques et des bénéfices, des responsabilités et des engagements. Il serait regrettable que l'Union européenne n'utilise pas ces formes privilégiées de la souveraineté économique et de l'ancrage territorial qu'ouvre le statut de coopérative ou de mutuelle européenne pour lutter contre la colonisation rampante de son tissu entrepreneurial par des intérêts extérieurs.
La France peut donner l'exemple. Elle ne doit pas perdre une ressource spécifique et opportune, un moyen précieux d'associer les Français aux sociétés françaises, de par son incapacité à se reconnaître et à se préférer, de par son étonnante faculté de se méconnaître et de se mal aimer.