Contre les violences conjugales, l'Espagne à l'avant-garde

En Espagne, il existe 106 tribunaux spécialisés qui ne traitent que des affaires de violences conjugales. Ils sont répartis un peu partout sur le territoire. ©Radio France - Maïwenn Bordron
En Espagne, il existe 106 tribunaux spécialisés qui ne traitent que des affaires de violences conjugales. Ils sont répartis un peu partout sur le territoire. ©Radio France - Maïwenn Bordron
En Espagne, il existe 106 tribunaux spécialisés qui ne traitent que des affaires de violences conjugales. Ils sont répartis un peu partout sur le territoire. ©Radio France - Maïwenn Bordron
Publicité

En 2004, les députés espagnols ont voté à l'unanimité la loi de protection intégrale contre les violences de genre, avec des mesures comme la spécialisation des tribunaux et le bracelet électronique. L’année dernière, 50 Espagnoles ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint (121 en France).

L'Espagne est régulièrement citée en exemple en matière de lutte contre les violences conjugales. Il y a 15 ans, les socialistes remplacent les conservateurs au pouvoir. Huit mois après les élections, le gouvernement de José Luis Rodriguez Zapatero a fait voter une loi qui concerne de nombreux secteurs dans la société : la loi de protection intégrale contre les violences de genre. De nombreuses mesures en découlent comme la spécialisation des tribunaux, la mise en place d'un système informatique de suivi et de protection des victimes au niveau national, le port du bracelet anti-rapprochement pour les agresseurs. Le modèle a fait ses preuves : en 2003, l'Espagne dénombrait 71 féminicides contre 50 l'année  dernière. Un chiffre qui stagne depuis plusieurs années et qui sera même supérieur en 2019, puisqu'il y a déjà eu 51 féminicides en Espagne depuis le début de l'année. 

Comment fonctionne le modèle espagnol qui est tant plébiscité dans des pays comme la France, où plus de deux mois de concertations ont été organisés sur les violences conjugales lors d'un Grenelle ? Reportage à Madrid.

Publicité

Des "agents protecteurs" auprès des victimes

Lorenzo et Encarna montent dans une fourgonnette bleue non-siglée et se dirigent dans un quartier périphérique de Madrid. Les policiers ont rendez-vous avec Nabila, une femme de 42 ans qui s'est fait agresser par son ex-conjoint un peu moins de deux semaines auparavant.  "Là, nous nous rendons vers chez elle pour réaliser un entretien : nous allons évaluer le risque qu'elle court et voir s'il y a eu une évolution depuis que le juge a délivré une ordonnance de protection", décrit Lorenzo. Au volant, son binôme, Encarna. Ils font partie de l'unité de protection des femmes au sein de la police municipale de Madrid. Ce sont des "agents protecteurs", comme ils se définissent eux-mêmes. Chaque cas de femme victime de violences conjugales est assigné à un policier de cette unité spécialisée qui devient son "agent protecteur". "Pour que le système de protection soit efficace, il faut connaître la situation personnelle de la femme, sa situation sociale, économique. Et si c'est le même policier à chaque fois, c'est la meilleure façon de le savoir", explique Marta Fernandez Ulloa, la chef de l'unité de protection des femmes au sein de la police municipale de Madrid. Au total, il existe 380 policiers spécialisés sur ces questions au sein de la police municipale de Madrid.

La police crée un lien de confiance avec la victime. Elle va raconter plus de choses à un policier référent qu'à une personne différente tous les jours.                                                                                  
Marta Fernandez Ulloa, la chef de l'unité de protection des femmes au sein de la police municipale de Madrid.

Lorenzo connaît par cœur la situation de Nabila, la femme qu'il suit depuis un peu plus d'une semaine. "Il s'agit d'une victime qui a trois enfants mineurs. Depuis qu'elle a divorcé il y a six ans, il y a eu des petites disputes, des menaces et d'autres types de violences, mais elle n'a jamais voulu porter plainte. Ce qui l'a décidée cette fois, c'est parce que son ex-mari est venu chez elle et qu'il a tenté de l'agresser. Cette victime bénéficie d'une mesure d'éloignement, de même que pour son fils de 17 ans qui était là au moment des faits. Il a défendu sa mère pour que son père ne l'agresse pas. Son fils a été blessé au moment de l'agression, l'homme lui a planté des clés dans le corps", retrace le policier habillé en civil.

80 des 380 agents spécialisés travaillent au siège de la police municipale, les autres sont répartis dans les autres commissariats de quartiers de Madrid. "Nous travaillons 365 jours par an, 24h/24 de façon à ce qu'il y ait toujours des moyens policiers spécialisés en cas d'urgence pour n'importe quelle femme dans la ville de Madrid", souligne Marta Fernandez Ulloa, une policière énergique de 41 ans.

Deux policiers de l'unité de protection des femmes ont rendez-vous avec Nabila, une femme de 42 ans qui s'est fait agresser chez elle par son ex-mari.
Deux policiers de l'unité de protection des femmes ont rendez-vous avec Nabila, une femme de 42 ans qui s'est fait agresser chez elle par son ex-mari.
© Radio France - Maïwenn Bordron

"VioGen", un système informatique de suivi et de protection

Pour évaluer le risque que court la victime, les policiers s'appuient sur un système informatique mis en place au niveau national à partir de 2007. Le programme, rattaché au ministère de l'Intérieur, s'appelle VioGen ('Vio" pour violence et "Gen" pour genre) et il permet de rassembler toutes les informations sur les victimes et les agresseurs présumés/condamnés. Cinq niveaux de risques sont répertoriés par le système : non-apprécié, faible, moyen, élevé et extrême. Si l'agent protecteur entre par exemple dans VioGen une information selon laquelle la femme victime de violences conjugales vit seule dans un immeuble équipé de caméras de surveillance, le risque va a priori être moindre qu'une femme qui doit continuer à vivre sous le même toit que son agresseur. En fonction du risque évalué, un plan de sécurité personnalisé est mis en place. En cas de risque "moyen" par exemple, "si la victime doit être présente à un jugement et que l'auteur des faits est également cité à comparaître, nous devrions l'accompagner au tribunal pour la protéger", explique Lorenzo, un des policiers spécialisés. La police appelle l'agresseur à partir du risque "faible"."Nous lui disons que la victime bénéficie d'un service protection policière et que nous ferons attention à la sécurité de la victime et de ses mouvements", ajoute Marta Fernandez Ulloa, la responsable de l'unité. 

Ce que nous voulons, c'est dissuader l'agresseur d'agresser à nouveau la victime.                                                                        
Marta Fernandez Ulloa, chef de l'unité de protection des femmes au sein de la police municipale de Madrid

Le système VioGen s'appuie également sur les mesures judiciaires. Tant qu'une ordonnance de protection est en vigueur, la protection policière est maintenue. Mais ce n'est pas une condition sine qua non à la mise en place de mesures de sécurité par la police municipale. Avelina, une Madrilène de 67 ans, est par exemple en contact permanent avec la police municipale, qu'elle peut joindre à tout moment, alors que la justice a rejeté sa demande d'ordonnance de protection. Il y a un mois, elle porté plainte pour violences psychologiques contre son ex-conjoint. "Pour l'instant, la justice lui a dit qu'il voulait rester chez moi parce qu'elle ne considère pas que ce soit des violences conjugales", confie la sexagénaire, dont le risque a été évalué "moyen" par VioGen. Le juge justifie cette décision par le fait que son ex-conjoint n'ait pas une retraite suffisante pour quitter la maison achetée par Avelina. Elle a fait installer une serrure à l'intérieur de sa chambre pour dormir en sécurité. "Une fois quand je suis rentrée vers 22h après avoir être sortie avec des amies, il m'a dit : où est-ce que t'as encore été faire ta pute ? Et c'est comme ça, tous les jours", soupire la femme de 67 ans, assise à côté de  Jean-Paul, son "agent protecteur".

Avelina, victime de violences psychologiques, peut compter sur son "agent protecteur", un policier de l'unité de protection des femmes.
Avelina, victime de violences psychologiques, peut compter sur son "agent protecteur", un policier de l'unité de protection des femmes.
© Radio France - Maïwenn Bordron

Plus le risque couru par une femme victime de violences conjugales est élevé, plus les mesures de protection policière s'intensifient. À partir du risque "élevé", les policiers spécialisés l'accompagnent dans tous ses déplacements au cours desquels elle peut être à nouveau agressée. "Si l'agresseur sait où elle travaille, à quelle heure elle va au travail, à quelle heure elle rentre. S'il sait où vont les enfants ou qu'elle doit les emmener chez le médecin. Quand le risque est élevé lors de ses déplacements, nous allons l'accompagner. À partir du risque élevé, la patrouille doit également se dédoubler pour contrôler le mouvement de l'agresseur. Il faut que le policier sache où il travaille, avec quels horaires pour pouvoir anticiper et empêcher qu'il puisse à nouveau l'agresser", explique Marta Fernandez Ulloa. 

Si l'agresseur respecte l'ordonnance de protection ou si la victime décide de déménager par exemple, le système VioGen peut diminuer le niveau de risque : il y a alors moins de probabilité que l'agresseur s'en prenne à nouveau à elle. Mais comment se fier à un système informatique en matière de violences conjugales ? Lorenzo, un des policiers spécialisés, met en avant le fait que le programme "déjà subi 4 réformes" pour être "le plus parfait possible". "Il fonctionne avec les unités de police en charge du suivi des victimes. Si nous n’introduisons pas d’informations dans le programme, cela ne marche pas puisque cela fonctionne sur la base du facteur humain de la police qui suit les victimes de violences conjugales", justifie-t-il. Si le policier désapprouve l'évaluation du risque faite par VioGen, il peut élever le niveau de risque dans le système en le justifiant. "Un policier ne peut jamais baisser le niveau de risque, mais il peut l'élever", explique Lorenzo. Aujourd'hui, 1 700 femmes sont suivies par l'unité spécialisée de la police de Madrid. Au total en Espagne, selon les derniers chiffres du ministère de l'Intérieur, il existe 60 000 cas actifs de violences conjugales au sein du système VioGen - les mesures de protection policière peuvent être déclenchées à nouveau pour un cas inactivé si survient un nouvel incident.

Des tribunaux spécialisés en violences conjugales

Autre pierre angulaire du modèle espagnol depuis la loi de 2004 : l'existence de tribunaux spécialisés en violences conjugales. Il en existe 106 répartis un peu partout sur le territoire, mais surtout dans les capitales provinciales où il y a le plus d'habitants : 11 tribunaux sont par exemple situés à Madrid. Ces juridictions hybrides, avec des compétences à la fois pénales et civiles, traitent exclusivement les affaires de violences conjugales. Dans le reste du pays, dans les villes plus petites par exemple, il existe également 353 tribunaux qui sont spécialisés en violences conjugales mais qui traitent également d'autres types d'affaires.

Le juge espagnol a plusieurs outils à sa disposition pour protéger une femme victime de violences conjugales, dont l'ordonnance de protection. Chaque ordonnance peut contenir plusieurs mesures, comme l'interdiction de s'approcher de la victime à moins de 500 mètres, l'interdiction d'entrer en communication avec elle, ou encore le port du bracelet anti-rapprochement. Au total, l'année dernière, sur 39 000 demandes, la justice a accepté 27 000 ordonnances de protection. À titre exemple, la justice française en a délivré 1600 l'année dernière. Des tribunaux dit "de garde" ont également été mis en place pour traiter des urgences dans des cas de violences conjugales. À Madrid, sur les 11 tribunaux spécialisés, il y a toujours deux tribunaux qui sont de garde pour prendre des mesures de protection n'importe quel jour de l'année, week-ends et jours fériés inclus.

La loi de 2004 impose également une formation à tous les juges qui souhaitent exercer au sein d'un tribunal spécialisé en violences conjugales. "Avant de prendre leurs fonctions, ils doivent suivre une formation obligatoire de deux semaines, théorique et pratique dans une juridiction spécialisée. Cette formation conditionne leur entrée dans un tribunal spécialisé en violences conjugales. Ensuite, ils ont deux cas pratiques en matière pénale et en matière pénale qu'ils doivent valider", met en avant Luisa Roldán, qui dirige le service formation au sein du Conseil Général du Pouvoir Judiciaire (CGPJ). Une nouvelle réforme, votée l'année dernière et qui est en train d'être mise en oeuvre en Espagne va plus loin : les violences de genre deviennent une spécialité à part entière. Jusque-là, les juges qui travaillaient dans les tribunaux spécialisés en violences conjugales venaient de juridictions pénales. Désormais, comme il existe des juges administratifs, il y aura des juges spécialistes, et non plus seulement spécialisés, en violences conjugales. "Pour exercer dans ces tribunaux, cette spécialité sera prioritaire par rapport à d'autres critères prépondérants comme l'expérience pour l'attribution des postes de juges", précise Luisa Luisa Roldán.

1353 femmes protégées par le dispositif du bracelet anti-rapprochement

Depuis la loi de 2004, les juges peuvent imposer aux conjoints ou ex-conjoints violents le port du bracelet électronique, intitulé "bracelet anti-rapprochement" en France. Le dispositif a été mis en place en Espagne à partir de 2009 et en dix ans d'existence, 7000 bracelets ont été installés. Aujourd'hui, selon les derniers chiffres du gouvernement qui datent du mois de septembre, 1353 femmes sont actuellement protégées par ce dispositif.

Le bracelet électronique est accompagné d'un dispositif, une sorte de téléphone portable, distribué à la victime mais également à l'agresseur.
Le bracelet électronique est accompagné d'un dispositif, une sorte de téléphone portable, distribué à la victime mais également à l'agresseur.
© Radio France - Maïwenn Bordron

L'homme violent porte à la cheville un bracelet électronique à radiofréquence et en même temps un dispositif qui ressemble à un portable, l'un ne va pas sans l'autre. Le GPS est en effet installé dans le boîtier du téléphone, ce qui permet de géolocaliser l'agresseur et de s'assurer qu'il ne franchisse pas un périmètre qui est en général de 500 mètres près de la victime. Le même boîtier est délivré à la femme, victime de violences conjugales. C'est sur cet écran qu'elle est prévenue que l'agresseur se trouve près d'elle. 

"C’est un outil utile et efficace et qui l’a démontré en dix ans d’existence. Il permet de rassurer et de protéger la victime de violences conjugales, puisqu’elle sait que l’homme qui la maltraite ne va pas s’approcher d’elle. Sans compter que c’est un système qui dissuade l’agresseur de s’approcher de sa victime. C’est un instrument au service de l’administration judiciaire dans la mesure où cela permet de prouver que l’homme qui maltraite sa femme s’est approché d’elle et n’a donc pas respecté la mesure judiciaire à laquelle il était soumis. En dix ans de fonctionnement, aucune femme qui n’avait le dispositif avec elle n’a été assassinée par son agresseur", affirme Rebeca Palomo Díaz, la déléguée au sein du gouvernement sur les questions de violences conjugales, un poste créé par la loi de 2004. Plus précisément, une femme qui était protégée par ce dispositif a été tuée par son ex-conjoint mais elle ne portait pas sur elle ce jour-là le boîtier. Elle n'a donc pas été prévenue que l'agresseur était près d'elle.

Sur l'écran du dispositif de la victime, le message "Agresseur proche" apparaît quand le conjoint ou ex-conjoint ne respecte pas la mesure d'éloignement  imposée par la justice.
Sur l'écran du dispositif de la victime, le message "Agresseur proche" apparaît quand le conjoint ou ex-conjoint ne respecte pas la mesure d'éloignement imposée par la justice.
© Radio France - Maïwenn Bordron

Antonia Escudero fait partie des 1353 femmes qui sont actuellement protégées par le dispositif du bracelet électronique en Espagne. Celle que tout le monde appelle Toñi ne se considère plus comme une victime mais comme une survivante de violences conjugales. Elle a été agressée une première fois en 2015 par son conjoint puis en 2016.

Selon lui, j’avais regardé un homme. Il a arrêté la voiture, il m’a frappée. J’avais la bouche en sang, j’ai eu peur. Je voyais beaucoup de sang, je pensais qu’il allait me faire quelque chose de pire. Il m’a enfermée dans la voiture, je ne pouvais pas sortir. J’ai réussi à m’échapper en courant, j’ai appelé à l’aide. Puis je suis allée au commissariat porter plainte.                                      
Antonia Escudero, une Madrilène de 42 ans, protégée par le dispositif du bracelet électronique

Son ex-conjoint a été condamné à 4 mois de prison puis a été placé dans un centre psychiatrique. Jusqu'en 2022, il doit porter un bracelet électronique et a l'obligation de rester éloigné de Toñi à plus de 500 mètres. Cette Madrilène quadragénaire a donc toujours sur elle l'autre partie du dispositif : le GPS intégré dans un boîtier. 

Si son ex-conjoint s'approche d'elle, "un petit cercle avec un message en rouge « Agresseur proche » apparaît" sur l'écran, explique-t-elle. Le dispositif est connecté à un centre qui s'appelle Cometa et qui prévient la police en cas d'infraction à la mesure d'éloignement. Il n'y a pas une fois où elle est sortie sans son dispositif : "je me sens protégée parce que j’ai toujours peur". "J’ai mes habitudes maintenant : le matin, je le laisse ici charger ou dans l’entrée : je prends le téléphone, mon sac et je sors me promener. Je fais toujours comme cela. Et quand je rentre, je le remets à charger, c’est devenu une routine, quelque chose que je fais tous les jours pour ne pas que je l’oublie. Mais je ne l’ai jamais oublié parce que je suis consciente du risque que je courais et je cours toujours", décrit-elle dans le salon de son appartement madrilène. Son ex-conjoint doit porter le bracelet électronique jusqu'en 2022. Après cette date-là, Toñi pense à nouveau devoir déménager, elle ne sait pas comment elle fera sans le dispositif qui la protégeait jusque-là.

Antonia Escudero a porté plainte contre son ex-conjoint en 2016 après une violente agression. Elle se sent plus en sécurité aujourd'hui depuis qu'elle est protégée par le dispositif du bracelet électronique.
Antonia Escudero a porté plainte contre son ex-conjoint en 2016 après une violente agression. Elle se sent plus en sécurité aujourd'hui depuis qu'elle est protégée par le dispositif du bracelet électronique.
© Radio France - Maïwenn Bordron

Rediffusion de l'émission du 22 novembre 2019

L'équipe