Comment sortir de la prostitution : le défi des jeunes femmes venues du Nigeria

Les médiatrices de la Mist sur le terrain avec les avocats du Bus Paris Solidarité du barreau de Paris. - Mist
Les médiatrices de la Mist sur le terrain avec les avocats du Bus Paris Solidarité du barreau de Paris. - Mist
Les médiatrices de la Mist sur le terrain avec les avocats du Bus Paris Solidarité du barreau de Paris. - Mist
Publicité

La traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle est une réalité ancienne. Mais ces dernières années les filières nigérianes ont pris une ampleur inédite. Des jeunes femmes, sous l'emprise d'un système de croyance traditionnel, se prostituent pour rembourser des dettes colossales.

C’est un phénomène qui s’est beaucoup amplifié depuis une trentaine d’années, mais il est resté très longtemps dans l'ombre. Les réseaux de prostitution nigérians organisent dans les pays européens, et singulièrement en France, l’arrivée de dizaines de jeunes femmes, qui sont ensuite exploitées dans des conditions particulièrement sordides.

Il est, bien entendu, difficile de quantifier ce travail du sexe qui, sans être illégal, est mis au ban de la société avec une pénalisation des clients - depuis la loi de 2016 - qui isole encore un peu plus les femmes. Néanmoins, les acteurs qui travaillent à l’accompagnement des personnes prostituées estiment que la filières nigérianes ont aujourd’hui largement dépassé celles d’Europe de l’Est et de Chine. La plupart des femmes viennent de l’Etat d’Edo, situé au sud-ouest du Nigeria et elles sont parties en Europe avec des étoiles plein les yeux. Avant de déchanter.

Publicité

L'invitée de cette émission : Kathleen Taieb, avocate au barreau de Paris, pénaliste.

Kathleen Taieb défend de nombreuses victimes de la traite des êtres humains, notamment dans le procès "Wiseborn" qui a vu la condamnation d'un réseau de cinq proxénètes en juillet 2020. Les condamnés ayant fait appel un premier procès s'est tenu en  janvier dernier, mais il a été interrompu en raison du Covid. Un deuxième procès en appel est programmé pour le mois de septembre 2022.

L'emprise du juju

Les jeunes femmes que nous allons suivre dans ce reportage, pensaient trouver en France, en Italie, en Belgique, l’occasion d’aller à l’école et d'avoir un vrai métier. Mais elles se retrouvent prises aux pièges d'une dette que leurs familles ont contractée sans vraiment comprendre, la plupart du temps, à quoi correspondait vraiment cette somme. D'après les témoignages que l'on peut recueillir auprès de ces victimes, les dettes dépassent souvent les 35 000 euros pour atteindre parfois, lorsqu'on cumule tous les montants, jusqu'à 80 000 euros.

Le piège est bien rodé et s'appuie sur un système croyance très prégnant au Nigeria, en particulier dans l'Etat d'Edo dont les filles sont originaires. Les jeunes femmes subissent toutes une cérémonie rituelle, appelée cérémonie du "juju" au cours de laquelle elles doivent prêter serment, devant des témoins. Il s'agit pour la jeune femme - souvent elles sont encore mineures - de jurer qu'elle ne dénoncera jamais sa Madame, la personne qui "veille" sur elle en Europe, qu'elle ne parlera jamais à la police. Et surtout de jurer qu'elle remboursera l'intégralité de la dette contractée par la famille pour financer le voyage vers l'eldorado européen.

Au cours de cette cérémonie un objet, nommé "juju" est constitué par le prêtre qui le conserve ensuite ou le donne aux représentants du réseau. Cet object est constitué d'éléments extrêmement intimes, ( poils pubien, serviettes hygiéniques, cheveux) et prend souvent la forme d'un petit paquet emballé dans du papier. Il représente symboliquement la jeune fille. Et comme cette dernière en est dépossédée, elle est persuadée qu'à travers lui, la communauté peut la surveiller où qu'elle soit et lui jeter un mauvais sort. Il s'agit d'une emprise psychologique particulièrement forte et les jeunes femmes, des années après, sont encore terrorisées par la perspective de rompre, éventuellement, leur serment.

Les victimes de la traite débutent ensuite un long voyage à travers le désert africain jusqu'aux portes de la Méditerranée. Leur passage en Libye, où elles restent souvent des mois pour rembourser la première partie du trajet, est particulièrement atroce. Elles y subissent en général des viols et parfois des mois d'exploitation sexuelle, avant d'entamer la traversée de la mer redoutable. Pour ne donner qu'un exemple, l'une des jeunes femmes, Joy, que l'on entend dans le reportage, partie à l'âge de 13 ans du Nigeria avec huit autre filles de son village, est la seule à avoir survécu à la traversée. Ses amies ont toutes été emportées par les flots.

Chaque histoire est unique, bien évidemment, mais une trame très semblable se dessine au fil des témoignages. Arrivées en Italie, la plupart du temps, le réseau parvient à faire sortir ces jeunes filles des camps de réfugiés pour les mettre en lien avec la proxénète qui, sur le terrain, les exploitera au quotidien.

Les Madam font en général travailler plusieurs filles et ce sont les plus anciennes qui initient les nouvelles arrivées aux pratiques de la rue. Pour la plupart de ces adolescentes, le choc est immense car elles s'attendent souvent en toute bonne foi, à travailler comme coiffeuse ou serveuse dans un restaurant. Or elles doivent en réalité vendre leur corps, chaque nuit, à des dizaines de clients pour des sommes dérisoires qui leur sont ensuite entièrement dérobées par leur proxénète.

Ce système dure jusqu'au remboursement de la dette. Mais, comme le dit Caroline, l'une des bénévoles qui aident ces jeunes femmes à quitter leur réseau, "à trente euros la pipe et cinquante euros l'amour, elles mettent beaucoup de temps à rembourser !".

Le piège se referme donc sur elles pendant des années, d'autant qu'il leur est impossible de dénoncer leur Madam, en raison du serment qu'elles ont prêté sur le juju au temple. Cela ferait courir un risque immense à leur famille au Nigeria. Car celles qui enfreignent la règle, voient effectivement leurs proches menacés, leurs parents tabassés et montrés du doigt par toute la communauté qui sait que leur fille a manqué à sa parole.

Voilà pourquoi en 2018 l' "Oba" de l'Etat d'Edo - qui est le roi de cette province - a décidé de mettre un terme à ces pratiques. Dans un discours, filmé et retransmis partout, il a prononcé l'annulation de tous les serments prêtés par ces jeunes femmes. Ce faisant, il les a  libérées de leur servitude - du moins d'un point de vue symbolique. La jeune Joy se souvient parfaitement de cette cérémonie et explique, en compagnie d'Elodie Apard, historienne et membre du Conseil d'administration de la MIST ce que la déclaration de l'Oba a changé :

"L'annulation a été faite par le monarque absolu de cette région là. Son allocution a été filmée par la télévision nationale."

2 min

Parfois néanmoins, en France, certaines trouvent la force de s'extraire de cette emprise. En particulier grâce au lien de confiance que tissent, avec elles, tout un réseau associatif mobilisé pour leur venir en aide.

Une famille d'accueil à la campagne

Dans ce reportage, nous partons à la découverte de celles - il s'agit presque exclusivement de femmes, mais peut-être est-ce un hasard - qui consacrent tout leur temps et toute leur énergie à accompagner les personnes prostituées.

Nous rencontrerons d'abord un couple, Caroline et Philippe, qui abritent chez eux, dans leur village, des jeunes femmes qui ont coupé les ponts avec leur proxénète. Pour des raisons de sécurité leur nouvel hébergement doit bien sûr rester secret. Pendant quelques mois, elles se retrouvent donc à la campagne, au milieu des vaches, et tentent de se reconstruire tout en livrant leur "récit de vie". Ce récit de leur arrivée sur le sol français sera indispensable si elles veulent obtenir une protection de l'Etat, car ces femmes sont évidemment toutes en situation irrégulière.

Caroline et Philippe sont le seul couple, en France, qui accueille des victimes de traite, via le dispositif Ac-Sé. Cette plateforme fédère un groupe d'associations et de centres d'hébergements vers lesquels les personnes exploitées peuvent être orientées. Il faut un long et patient travail d'approche avant de convaincre les femmes qu'elles peuvent être mises à l'abri.

Ce couple nous contera l'histoire d'une de leurs protégées, la jeune Precious qui a subi de tels traumatismes qu'il lui aura fallu deux entretiens à l'OFPRA avant d'arriver à raconter l'intégralité de son récit. Cette femme, qui a totalement rompu avec la prostitution, a désormais obtenu un statut de réfugié et vit dans un nouvel hébergement social, dans une ville qu'il ne faut pas nommer.

Son éducatrice, Léna, décrit le long chemin parcouru :

"C'est devenu une grande et belle jeune fille"

2 min

En compagnie de son éducatrice, qui veille sur elle depuis trois ans maintenant, elle commence à s'insérer professionnellement. Son projet est de devenir vendeuse, pour l'instant elle fait des ménages. Mais grâce à sa carte de séjour de dix ans, elle a suffisamment de temps devant elle, pour commencer peu à peu à se construire un avenir. Mais il y a encore énormément de choses à apprendre, résume Léna :

"Quand on n'a jamais travaillé de sa vie, il y a tout à découvrir"

3 min

En compagnie de son éducatrice, qui veille sur elle depuis trois ans maintenant, elle commence à s'insérer professionnellement. Son projet est de devenir vendeuse, pour l'instant elle fait des ménages. Mais grâce à sa carte de séjour de dix ans, elle a suffisamment de temps devant elle, pour commencer peu à peu à se construire un avenir.

Ac-Sé compte aujourd'hui 58 lieux d'accueil et 88 partenaires, mais chaque année seules une poignée de jeunes femmes sont réellement en capacité de rompre avec leur réseau de proxénétisme. Ainsi, dans leur rapport d'activité, la plateforme note qu'en 2020 seules 27 femmes ont intégré le dispositif, pour un total de 69 victimes de traite hébergées cette année là. Les statistiques confirment aussi les nigérianes sont largement majoritaires dans nos rues : si les prostituées orientées par Ac-Sé viennent de 11 pays différents, 73% d'entre-elles sont originaires du Nigeria. Et la moitié de ces femmes ont moins de 25 ans.

Le dispositif Ac-Sé vient de fêter ses vingt ans, en 2021, et poursuit avec force son action.

La Mist créé avec et pour les jeunes femmes nigérianes

Parmi tous ses partenaires, une toute jeune association  lui fournit désormais l'essentiel des signalements. Il s'agit de la MIST, crée à Paris en janvier 2020. Nous irons dans leurs locaux, découvrir ces jeunes femmes venues du Nigeria et qui aujourd'hui se mobilisent pour tenter d'identifier et de protéger les victimes de traite qui n'osent pas parler.

Les podcasts "True Talks" sont réalisés par les membres de la Mist, à retrouver sous-titrés sur Youtube.
Les podcasts "True Talks" sont réalisés par les membres de la Mist, à retrouver sous-titrés sur Youtube.
- Mist

La MIST s'est notamment donné pour mission d'enregistrer des podcasts, à destination des femmes nigérianes, qu'elles soient déjà en Europe ou encore dans l'Etat d'Edo, afin de les informer des dangers qui les guettent. On peut retrouver tous les épisodes sur Youtube, sous-titrés en français pour être accessibles à un public le plus large possible. Nous entendrons en particulier le récit de Joy, qui est arrivée en France toute enfant, à l'âge de 13 ans, et qui après des années de calvaire, travaille aujourd'hui "en cuisine" et voit sa vie "s'éclairer", enfin.

L'association parcourt aussi le Bois de Vincennes avec les avocats du Bus Paris Solidarité, du barreau de Paris, qui va au devant des personnes fragiles et éloignées du droit, en l'occurence ici les prostitué.e.s. Elle propose aussi aux jeunes femmes de devenir médiatrices au sein de l'association, afin "de se former et d'innover en matière d'éducation par les pairs", souligne son site internet.

Vanessa Simoni, la directrice de la MIST, Aurélie Jeannerod qui s'occupe du développement et Elodie Apard, qui fait partie du conseil d'administration de l'association reviendront sur la difficulté de faire passer ces messages de prévention à destination du public au Nigeria. Dans un pays pourtant riche, mais où les jeunes filles d'Edo vivent dans la grande pauvreté, il n'est pas simple de faire comprendre aux familles à quel point l'exploitation sexuelle en Europe est sordide.

Joy participe aux maraudes organisées par la MIST, notamment au bois de Vincennes (voir photo) chaque semaine. Parfois en compagnie d'Aurélie Jeannerod, qui s'occupe du développement de l'association. Toutes deux expliquent comment elles parviennent à suivre les femmes et à bâtir un lien de confiance avec elles :

"Chez nous les médiatrices, elles sont formées. C'est un métier, c'est un travail,."

3 min

Aider de façon inconditionnelle

A Nantes, nous irons au devant de Paloma, une association de santé communautaire, qui faisait partie d'un des programmes de Médecins du Monde avant de devenir autonome. A bord du bus de Paloma, nous sillonnerons les rues du centre ville la nuit et discuterons avec des femmes qui, pour beaucoup se désespèrent de leur situation. Les clients ont déserté les rues, la violence règne partout, les hommes arrachent les préservatifs au dernier moment, mettant en danger la santé des prostituées. Mais au delà de ces réalités bien sombres, les rires résonnent tout le temps aussi dans la petite pièce du bus où Jennifer, Alicia, Linda et leurs amies viennent boire un thé et chercher des préservatifs.

Paloma est une association qui accueille toutes les femmes, sans distinction, et tisse avec elles un lien de confiance. Loin de banaliser la prostitution et le phénomène des réseaux, elle se veut à l'écoute et présente pour orienter, elle aussi les victimes, si elles décident de se considérer comme telles. Mais Paloma ne met aucun préalable à son soutien et veut évaluer au plus près chaque situation afin de proposer la meilleure aide possible.

Comme l'explique Maïwenn, l'une des animatrices santé, il faut travailler avec tous les maillons du territoire, notamment les hébergements sociaux et la mission locale chargée de l'emploi, qui peut aussi aider les jeunes femmes, quand elles sortent de la prostitution, à s'insérer progressivement dans la société.

Maïwenn nous présente Pascaline, éducatrice spécialée, qui travaille dans un centre d'hébergement pour les demandeurs d'asile. C'est dans ce lieu qu'elle a rencontré Bella, une femme nigériane qui a été prisonnière d'un réseau de prostitution pendant dix ans avant d'arriver à l'enfuir. Malgré l'aide des acteurs sociaux, il est très compliqué pour cette femme de persuader les autorités françaises qu'elle mérite une protection. D'ailleurs, depuis notre entretien, Bella a reçu un avis négatif de la CNDA, la Cour nationale du droit d'asile, qui la déboute donc de sa demande d'asile. Ecoutez le récit de Pascaline, qui revient sur le parcours de Bella :

Le cas de Bella, qui en est "malheureusement à la fin de sa demande d'asile", montre que l'OFPRA délivre moins de titres de séjour aux nigérianes.

9 min

Enfin, nous nous intéresserons aussi à un dispositif bien plus jeune que la plateforme Ac-Sé. Instauré par la loi du 13 avril 2016, le "parcours de sortie de la prostitution" est une voie récente offerte aux victimes d'exploitation sexuelle.

Le "parcours de sortie de la prostitution"

Elle est portée par les délégué.e.s départementales au droit des femmes et à l'égalité qui orientent, elles aussi, les femmes victimes vers cette aide de l'Etat. Nous découvrirons avec Valérie Richaud-Taussac, déléguée départementale de Loire Atlantique, à quel point le rôle de ces hauts fonctionnaires est crutial pour faire avancer le dossier des "candidates" au parcours de sortie de la prostitution.

Voici comment elle décrit le Parcours de sortie de la prostitution et la place qu'elle y occupe :

"Je suis celle qui fait le lien entre l'association, la Commission que je convoque et le Préfet qui prendra une décision individuelle."

4 min

Mais nous comprendrons aussi que ce dispositif souffre d'un manque criant de moyens. Les candidates au "parcours de sortie de la prostitution" sont repérées, comme toujours, par le tissus associatif qui fait un immense travail d'approche. Or, dans la plupart des départements une seule association a été agréée par l'Etat pour jouer ce rôle. A Nantes, il s'agit du Mouvement du Nid, qui ne compte qu'une unique salariée. Or d'est à l'association agréée qu'il incombe de recueillir le récit de la victime et surtout de prouver qu'elle a bien quitté le réseau de traite qui l'exploitait.

Car, à partir du moment où une victime, sans papiers, sollicite l'aide de l'Etat pour sortir de ce statut, les pouvoirs publics veulent s'assurer que cette victime a rompu tout lien avec le proxénétisme. La préfecture, chargée de l'examen des dossiers, ne veut pas encourager de filière d'immigration illégale, et encore moins financer un réseau de proxénètes.

Pour l'association Paloma, les conditions exigées par le PSP sont loin de convenir à toutes les femmes. Maïwenn, animatrice santé dans cette ONG, expose sa vision du dispositif :

"Les conditions du Parcours de Sortie ne correspondent pas à toutes. Certaines disent : moi travailler dans la rue, ce n'est pas un problème !."

1 min

Les jeunes femmes qui ont donc choisi de rompre, touchent - si leur dossier est accepté - une allocation de 330 euros par mois et obtiennent une carte de séjour provisoire qui sera renouvelée au mieux trois fois. Valérie Richaud-Taussac réunit donc tous les six mois la Commission départementale chargée d'évaluer le parcours des candidates, et vient défendre leurs dossiers, en lien avec le Mouvement du Nid.

Grâce à ce dispositif, le département de Loire Atlantique a pu intégrer 28 femmes dans le "parcours de sortie de la prostitution" depuis la création du dispositif, il y a quatre ans. C'est évidemment une goutte d'eau, mais c'est une main tendue qui a le mérite d'exister.

En 2019, un rapport parlementaire évaluait que 21% des départements français pas encore créé leur Commission départementale chargée d'aider des victimes de traites des êtres humains.

L'équipe