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Bernard Stiegler : « Ce n’est qu’en projetant un véritable avenir qu’on pourra combattre Daech »

Pour le philosophe, « la guerre est économique ». Il analyse en quoi la radicalisation se nourrit de désespoir.

Propos recueillis par  (Propos recueillis par)

Publié le 19 novembre 2015 à 17h22, modifié le 26 novembre 2015 à 17h01

Temps de Lecture 4 min.

Le philosophe Bernard Stiegler développe la thèse de son prochain ouvrage :

Pour le philosophe Bernard Stiegler, « la guerre est économique ». L’effondrement de l’emploi engendre le désespoir qui engendre à son tour la violence. « Il n’y a pas d’avenir hors d’un renversement fondamental de la valeur en économie », explique-t-il.

« Nous sommes en guerre », martèle le président de la République depuis les attentats du 13 novembre. Est-ce que vous vous reconnaissez dans cette guerre ?

Bernard Stiegler. – Non. Que veut dire ce “nous” ? Ils sont en guerre, pas moi. La guerre est économique, c’est la leur, et elle fait des victimes, dont moi, qui ne dors plus la nuit, non pas à cause des terroristes, mais à cause de l’absence d’avenir de mes enfants. Ce n’est pas de guerre contre Daech qu’il s’agit, mais de guerre économique et mondiale, qui nous entraînera dans la guerre civile si nous ne la combattons pas.

L’emploi va s’effondrer, notamment auprès des jeunes. Et le désespoir engendre la violence… On ne produit plus de raisons d’espérer aujourd’hui. Les attentats du 13 novembre sont des attentats-suicides, et ce n’est pas anodin : le suicide est en voie de développement dans le monde entier, et en particulier auprès d’une jeunesse qui sait qu’elle sera au chômage pendant très longtemps.

Ni Hollande ni Sarkozy n’ont donné la moindre perspective à ces jeunes. C’est contre cette bêtise, cette folie, que je suis en guerre. Une guerre contre moi-même aussi : nous sommes tous soumis à cette tendance qui consiste à trouver des boucs émissaires, à ne pas réfléchir, à cogner. C’est cela la barbarie, et c’est exactement ce que veut Daech : créer la guerre civile. ll y aura d’autres attentats si on ne change pas de politique. C’est le contexte de mon prochain livre, Dans la disruption.

Qu’entendez-vous par disruption ?

La disruption est un phénomène d’accélération de l’innovation qui est à la base de la stratégie développée dans la Silicon Valley : il s’agit d’aller plus vite que les sociétés pour leur imposer des modèles qui détruisent les structures sociales et rendent la puissance publique impuissante. C’est une stratégie de tétanisation de l’adversaire.

Dans mon ouvrage, j’analyse un texte signé Abu Bakr Al-Naji, tel que le résume Ignace Leverrier, qui désigne un collectif, dont d’anciens agents de Saddam Hussein devenus islamistes. C’est une sorte de « book » de Daech : à l’image des bibles d’entreprise qui détaillent les règles pour monter une concession, ce livre explique aux acteurs de Daech comment prendre le pouvoir. Il faut semer le chaos et à partir de là exploiter le besoin d’autorité.

La pratique disruptive détruit les équilibres sociaux

Je compare cette stratégie à celle du site Les barbares attaquent, fondé par Nicolas Colin, un ancien inspecteur des finances, connu pour son rapport sur la fiscalité du numérique, où il mettait en évidence l’inadéquation du système fiscal face à l’industrie numérique, qu’il décrivait comme des « cavaliers de l’Apocalypse », en l’occurrence les GAFA [acronyme pour Google, Apple, Facebook et Amazon].

Il est désormais passé de l’autre côté, du service public à l’économie dont il décrivait les dégâts, pour créer un fonds d’investissement qui collecte de l’argent pour pratiquer la disruption à la française. Mais qui, répétant la stratégie des GAFA, ne peut qu’étendre leur écosystème et intensifier la colonisation de l’Europe : faire exploser les transports, l’immobilier, l’éducation, toutes les filières, via de nouveaux modèles type Uber. Or cette pratique disruptive détruit les équilibres sociaux – ce que [le philosophe allemand] Theodor W. Adorno anticipait en parlant dès 1944 de « nouvelle forme de barbarie » à propos des industries culturelles.

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Ce n’est pas en déclarant la guerre à Daech que cela s’arrangera. Cette déclaration n’est qu’une manière de se débarrasser de ses propres responsabilités en faisant porter le chapeau à des gens devenus extrêmement dangereux et que nous avons coproduit avec Daech.

C’est donc sur les ruines de l’ultralibéralisme que se construit la radicalisation ?

Oui. On ramène le radicalisme à une question de religion, et c’est scandaleux. La plupart des recrues de l’islam radical n’ont pas de culture religieuse. Ce n’est pas de religion dont il s’agit, mais de désespoir. Richard Durn, l’assassin de huit membres du conseil municipal de Nanterre en mars 2002, anticipe son acte en parlant de son sentiment de ne pas exister : il a voulu devenir quelqu’un par ce geste.

En 2012, vous lanciez un appel pour un traité mondial de paix économique. Est-ce une solution toujours d’actualité pour éradiquer la barbarie ?

Il faut ouvrir un débat en Europe, regarder les choses en face : depuis la naissance du Web, nous sommes totalement perdants. Exploitées à la façon disruptive telle que les GAFA la pratiquent, les technologies numériques accentuent la toxicité environnementale qui ne cesse de croître depuis le début de l’Anthropocène – cette ère où l’humain est devenu un facteur géologique majeur - en termes climatiques, atmosphériques, mentaux.

Il n’y a pas d’avenir hors d’un renversement fondamental de la valeur en économie : seul le passage à une économie productrice de valeur durable permettra de surmonter le défi qui sera l’objet de la COP21 dès la semaine prochaine.

Lançons une nouvelle politique européenne plutôt que de nous aligner sur un modèle américain disruptif qui est suicidaire. Inventons un nouveau Web, au service d’un modèle macroéconomique viable, plutôt que de développer une data economy totalement ruineuse. Ce sera le thème des « Entretiens du nouveau monde industriel », organisés au Centre Pompidou les 14 et 15 décembre. Ce n’est qu’en projetant un véritable avenir pour la planète que l’on pourra combattre Daech, c’est-à-dire le désespoir.

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