Réponse d’Eva Joly à l’interpellation des acteurs de l’Economie Sociale et Solidaire : « L’urgence d’une autre économie » par Eva Joly candidate écologiste à la présidence de la République

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Réponse d'Eva Joly à l'interpellation des acteurs de l'Economie Sociale et Solidaire : « L'urgence d'une autre économie » par Eva Joly candidate écologiste à la présidence de la République

Je partage totalement les valeurs et les objectifs que vous énumérez, fruits de votre expérience et des États généraux de l’Économie sociale et solidaire : une initiative exemplaire, dont je vous félicite. Démocratie réelle, nouvelle conception de la richesse incluant la justice, volonté d’une Europe et d’une mondialisation solidaires, coopération plutôt que concurrence, besoins fondamentaux satisfaits par le non-marchand, respect des biens communs et des générations futures, rôle de l’éducation... Je vous accompagne totalement.

Je voudrais pour vous répondre combiner les deux plans de votre questionnement, en alternant les commentaires sur vos objectifs, et les réponses plus précises que vous me demandez, sur les moyens.

1. « Transformer le système financier en le mettant d’abord au service des entreprises et des particuliers »

La crise mondiale que nous vivons, avec son cortège de catastrophes, n’est pas que financière. Elle est d’abord écologique et sociale : alimentaire et sanitaire, énergétique et climatique… Mais c’est bien la domination sans partage de la finance qui, ces trente dernières années, en est la cause principale.

L’exigence de transformation du système financier implique, d’une part, de modifier la composition du système financier français et sa gouvernance, d’autre part de lui imposer de nouvelles règles prudentielles et de surveillance. Au premier chapitre, cela passe par le renforcement d’un pole public et d’un pôle coopératif.

Le pole public français n’est pas nul. Il comporte encore quelques restes, dont les plus beaux fleurons sont la Caisse des dépôts et consignations, et La Banque Postale. Si l’on ne s’en aperçoit guère, c’est que la gestion de ce secteur reflète les orientations dominantes depuis 30 ans, y compris dans les gouvernements successifs : des orientations libérales !

Avant de se poser la question de l’élargissement du secteur financier public, il convient donc de se poser la question de la gouvernance des organismes de ce secteur : ni États technocratiques dans l’État, ni pures entreprises (à capitaux publics) maximisant leur profit. Idéalement, le mieux serait de les doter d’une structure de SCIC, c’est à dire multi partenariale (mais nous ne tenons pas forcément au statut de SCIC), avec représentation, à la direction, de l’État, des collectivité locales, des syndicats, du patronat et en particulier du petit patronat (CGPME, UPA) et des usagers (associations de consommateurs, associations de défense de l’environnement).

Ensuite se poserait la question de son élargissement. En 2008, l’État a volé gratuitement au secours d’un système bancaire en faillite, au lieu d’en reprendre le contrôle, ce qui était alors possible pour une bouchée de pain. Résultat : la banque requinquée est aussitôt retournée à ses mauvaises habitudes, au lieu de se mobiliser au concours de la reconversion écologique et sociale de notre économie !

Il ne sera plus question de faire ainsi. Tout secours public aux banques privées devra dorénavant prendre la forme d’une entrée de l’État au capital, avec droit de vote au conseil d’administration.

Quant au secteur financier de l’économie sociale, il ne se résume pas à la Banque coopérative, mais comprend aussi par exemple le secteur Assurance-vie des mutuelles. L’État pourrait favoriser son renforcement en accordant au secteur non-lucratif le monopole de certains avantages fiscaux liés à la retraite sur-complémentaire individuelle (comme pour les mutuelles de santé). En contrepartie, le secteur financier coopératif ou mutualiste orienterait une partie de ces fonds vers l’ESS, le développement local et l’investissement responsable.

S’agissant des règles prudentielles, il est impératif de revenir à la distinction entre banques d’affaires et banques de dépôt. La monnaie est un bien commun, les dépôts appartiennent au public, il ne saurait être question de jouer avec. Le risque fait partie du métier bancaire, mais le risque extrême doit être géré par des banques d’affaires « assez petites pour faire faillite » sans provoquer de secousse systémique.

2. « Encourager la réduction des écarts de rémunération au sein des entreprises, notamment en instituant une échelle des salaires raisonnée et raisonnable ».

Comme dans la crise des années 1930, l’incroyable polarisation de la richesse et des revenus (au niveau mondial comme au niveau national) est l’autre racine de la crise actuelle. Réduire les écarts de rémunérations est un des objectifs fondamentaux du « New Deal Vert » nécessaire pour en sortir.

Cet excellent objectif ne peut être délégués intégralement, « après coup », à l’impôt sur le revenu des personnes physiques. La distribution primaire des revenus doit elle-même être régulée. Évidement, seul l’État est en mesure de s’imposer à lui-même et aux grandes entreprises qu’il contrôle une échelle des salaires, qui pourrait être fixée par la loi (par exemple de 1 à 8 ou 10). Pour les entreprises privées, la meilleure solution semble une taxe sur les inégalités, progressive, à partir de la norme fixée dans le secteur public. Il faudra alors éviter, par des comptes consolidés, le recours excessif à la sous-traitance.

Certes, cela n’empêchera pas les écarts avec les rémunérations non-salariales. Celles-là, toutes celles-là (primes, dividendes, jetons, stock-options…) devront être sujettes à la même fiscalité que tous les revenus, rendue universellement progressive par une fusion de l’IRPP et de la CSG.

3. Taxer les transactions financières internationales.

Nous comprenons que vous voulez dire « entre la zone euro et les autres zones monétaires ». Il ne nous semble pas souhaitable de rétablir des barrières douanières entre les pays de l’UE, mais plutôt d’harmoniser leur fiscalité.

En revanche l’existence d’une taxe sur toutes les transactions financières d’une zone monétaire à l’autre nous semble offrir deux avantages : un frein à la spéculation, et une source de revenus conséquente pour la puissance publique, même à un taux dérisoire. Une telle mesure peut être sans risque de délocalisation si elle est décidée unilatéralement par le parlement et le gouvernement de la zone euro. En cas de difficulté à la décider collectivement, il vaut mieux, à l’échelle française, examiner une autre taxe bancaire.

Cette question doit cependant être bien distinguée de la lutte contre les paradis fiscaux, qui peut utiliser l’arme de cet impôt (plus fort pour les pays refusant la transparence), mais pas seulement cette arme.

4. « Développer des pôles territoriaux de coopération économique avec tous ceux qui constituent le cœur de l’économie locale. »

Cette proposition est très importante. La coopération fait le succès des « régions qui gagnent » en Europe (l’arc alpin, élargi au sud de l’Allemagne et au nord de l’Italie), mais, bien au delà, c’est par le territoire que passent les effets externes, non marchands, de l’économie vers la société et réciproquement. Ces effets peuvent être négatifs (pollutions, corruption), mais aussi positifs : entraide, formation professionnelle, circulation des innovations et des bonnes pratiques, etc.

C’est donc un point d’une importance toute particulière pour les écologistes. Ces pôles territoriaux ont existé en pointillé au Réseau pour l’Économie Alternative et Solidaire (qui accueillait des collectivités locales soucieuses de promouvoir l’ESS, mais aussi des entreprises privées entendant assumer leur responsabilité sociale et environnementale) et bien sûr sont promus par le Réseau des Territoires pour l’Économie Solidaire. Mais votre proposition va plus loin, c’est toute le « cœur de l’économie locale » que vous souhaitez mettre dans le coup, et avec raison.

La mise en œuvre d’une telle coopération pourrait par exemple passer d’abord par des « Grenelles régionaux permanents »… c’est à dire une forme décentralisée de ce qui fut l’esprit du Commissariat général du plan. Un lieu d’échange, permanent, multi partenarial, débouchant sur des recommandations qui seraient une « ardente obligation » pour les collectivités territoriales, et un « horizon » pour les acteurs privés du territoire, cherchant à maitriser les effets locaux (négatifs et positifs) de leurs activités.

L’action publique territoriale pourrait ensuite passer, d’une part, par des conventions avec l’État central (et des négociations avec la Commission européenne) précisant, outre les contenus désormais traditionnels des contrats de plan État-région, le concours que l’un et l’autre pourraient apporter à l’ESS, mais surtout, d’autre part, des conventions territoriales avec les différents types d’acteurs économiques locaux (privés et ESS).

Enfin, la clause sociale d’insertion pourrait être systématisée dans les contrats publics, mais il est possible aussi de prendre en compte une jurisprudence méconnue de la Cour de Justice des Communautés européennes à Luxembourg, qui précise que le « mieux disant financier » signifie « pour l’intérêt de la communauté du territoire », et non, comme on le croit généralement, « le moins cher pour l’administration territoriale » ! Ainsi, un contrat public favorisant l’emploi local ou la qualité de vie locale peut être retenu dans le cadre des lois sur la concurrence.

5 « Un développement des échanges non marchands, donnant toute leur place aux besoins fondamentaux des citoyens.

Nous, écologistes, sommes partisans d’une économie plurielle. Cela signifie la coexistence de l’économie marchande privée, des grands services publics nationaux ou locaux, de l’ESS et de l’entraide familiale ou de voisinage. Il est clair que, de ces quatre composantes, et sans négliger la lutte nécessaire pour l’amélioration des conditions de travail et la participation des salariés dans tous les secteurs, ni la lutte contre la technocratie dans les secteurs publics, ou contre le patriarcat dans l’économie domestique, nous avons fait de la promotion de l’ESS, partout où nous sommes parvenus aux responsabilités, notre cheval de bataille n°1.

L’économie sociale et solidaire a souvent, mais pas toujours, une dimension marchande : elle a des usagers qui paient une partie du service qu’elle leur rend. Mais ce qui la caractérise, c’est qu’elle est au service de la communauté, et que le service rendu à une personne particulière, passant par un échange marchand, n’épuise pas l’utilité qu’il faut lui reconnaître. Par exemple, former de futurs salariés (pour tous les secteurs), assurer l’aide à domicile en libérant les femmes d’obligations séculaires auprès des personnes dépendantes de leur famille, entretenir les biens collectifs tels les abords des logements sociaux, assurer la création et l’interprétation artistique : autant de services correspondant à des besoins fondamentaux, rendus gratuitement à la communauté, par delà des clients ou usagers particuliers éventuels. C’est ce qui justifie à nos yeux les formes de soutien pérenne, et non au coup par coup, que la collectivité doit assurer à l’ESS.

6. « Inscrire et financer l’innovation sociale dans les politiques publiques. »

L’innovation sociale ne se réduit pas à l’ESS, on y comptera sans doute aussi la politique de la Ville, les nouveaux medias, etc. Il serait possible de les regrouper en un grand ministère… Mais je souhaiterais surtout vous répondre sur ce qui en sera sans doute la forme juridico-économique principale : l’Économie sociale et solidaire.

Ce serait, aux yeux des écologistes, l’objet d’une loi-cadre, que parallèlement nous défendrons au Parlement européen. Quels en seraient les contenus ?

Tout d’abord, la reconnaissance de son statut particulier. Les chiffres impressionnants de ce que l’économie sociale et solidaire représente déjà dans l’emploi total (et, à ce stade il ne convient pas de distinguer l’économie sociale de l’économie solidaire), le fait qu’encore aujourd’hui l’ESS continue à créer des emplois : ces faits doivent être mieux mesurés par la comptabilité publique, et popularisés. Ce secteur doit avoir sa place propre au sein des organismes du dialogue social et du paritarisme.

Ensuite la reconnaissance de son autonomie. Ce n’est pas l’État qui crée l’économie sociale et solidaire. Ce sont les citoyens, les entrepreneurs sociaux. Créer une coopérative ou une association solidaire doit être une démarche aussi simple que de créer une entreprise ordinaire. Une démarche qui ne doit pas attendre l’autorisation d’un préfet. Seuls les pairs, les chambres de l’ESS, doivent avoir la responsabilité, en première instance, de reconnaître que telle « jeune pousse » satisfait bien au cahier de charge de l’économie sociale et solidaire, dans tel ou tel secteur, et qu’elle a donc le droit au soutien particulier que doit lui accorder la collectivité, au nom du service qu’elle lui rend et que j’ai évoqué au point 5.

Car enfin, troisièmement, ce soutien est le nerf de la guerre (… la guerre au chômage, mais surtout à l’isolement social, à l’abandon par les services publics traditionnels). Mon principe est simple : les dépenses passives du chômage doivent être recyclées, sous formes de dégrèvements fiscaux ou de subventions, au fonctionnement des organismes de l’Économie sociale et solidaire, à la mesure des emplois pérennes qu’elle crée.

Vous l’avez compris, je cherche à concilier votre précieuse autonomie et le soutien nécessaire, pérenne et non au coup par coup, que la communauté nationale ou locale vous doit. Soutien qui n’est pas inconditionnel, mais justement précisé par des règles générales, contenues dans la loi cadre. Cette loi fixera en quelque sorte le cahier de charge, réponse aux cahiers de doléance, que la société française assigne au tiers secteur.

7. « Le respect des ressources naturelles comme bien commun et le souci des générations futures.

Ce thème est bien sûr pour les écologistes, le premier, et non le septième, de nos objectifs politiques !! Nous n’allons donc pas vous répondre : « Oui, oui, le respect de l’eau, de l’atmosphère, de campagnes pourvoyant une nourriture saine tout en entretenant leur patrimoine de détente et de respiration, de villes de mois en moins assiégées par le bruit et les pollutions multiples, cela est très important pour nous ». Tout le monde sait que c’est la responsabilité principale dont nos élus ont la charge, depuis une vingtaine d’années que les électeurs nous ont portés dans les lieux de décision.

J’insisterai plutôt sur trois points.

D’abord, ce respect n’est pas qu’une question de politique publique, mais le fruit de milliards de décisions individuelles qui nous concernent toutes et tous, avec bien sûr des responsabilités différenciées en fonction de la richesse et du pouvoir de chacun. Et cela passe fondamentalement par l’éducation et les normes sociales acceptées, ce qui implique la justice et la solidarité.

Ensuite, que les « ressources communes » sont de moins en moins des ressources « naturelles » : les villes, les savoirs, la culture, les habitudes d’entraide, en font crucialement partie. Il y a une écologie de l’artificiel, qui est la réalité humaine aujourd’hui dominante.

Enfin, que « les générations futures », c’est maintenant. Celles et ceux qui souffriront (et souvent atrocement) des désastres écologiques, vers lesquels nous entrainent le libéralisme ou le dirigisme productivistes depuis plus d’un siècle, sont déjà, pour la plupart, déjà nés, et souvent déjà victimes. L’écologie n’est plus le luxe de nantis cherchant à être « responsables ». C’est une question de survie pour la majorité de l’humanité, y compris dans les pays riches.

7. « L’éducation, la prévention et la culture comme enjeux déterminants de l’évolution de la société. »

Ce point fondamental, au sens propre du terme, est la conséquence directe de ce que je viens d’écrire sur « l’éducation » comme condition d’un vivre en société respectant les ressources naturelles et les générations futures.

Nous pensons, comme Montesquieu, que le principe de la Démocratie est la Vertu : les citoyens décident de bonnes lois en fonction de leur vertu, et ils y obéissent par vertu, et non par force. Mais qu’est ce que la vertu ? La synthèse des conceptions du bien, du bon et du beau dans la société.

Je l’ai dit : elle se rapproche de l’intérêt bien compris au fur et à mesure que les catastrophes écologiques se diffusent. Mais on ne prévient pas les catastrophes par la peur de l’apocalypse, mais par la conscience que c’est notre devoir d’aider les autres (générations présentes ou futures) à vivre une vie belle, et que c’est ce qui rend notre vie belle, intéressante, digne d’être vécue, y compris dans sa dimension professionnelle.

Une politique ne se définit pas par les seuls intérêts, mais par des valeurs, et ces valeurs s’apprennent aussi bien par les œuvres et l’activité culturelle que par l’éducation. C’est pourquoi nous privilégions une culture participative, où les grandes initiatives institutionnelles seront enchâssées dans une intense activité artistique populaire, animée par des équipes de créateurs organisées selon les principes de l’ESS. Et de même nous privilégions dans l’éducation le « apprendre à apprendre », avec des pratiques d’enseignement elles aussi secondées par le secteur éducatif populaire et périscolaire de l’ESS.

Et ces valeurs, quelles sont elles ? L’autonomie : que chacun puisse décider et voir le bout de ses actes ; la solidarité : que personne ne soit laissé sur le bord du chemin, et la responsabilité : que nous devons répondre, chacun, des conséquences de nos actes, devant tous.

C’est ce qui relie fondamentalement l’écologie à l’Économie sociale et solidaire !

Eva Joly
avec la collaboration de Alain Lipietz délégué à l’ESS

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