Interview

Loi travail : «La responsabilité des blocages est prioritairement attribuée à l’exécutif»

François Miquet-Marty, président de l'institut Viavoice, évoque le rapport complexe que les Français entretiennent avec la loi travail et, surtout, sa contestation.
par Jonathan Bouchet-Petersen
publié le 26 mai 2016 à 18h56

François Miquet-Marty est président de Viavoice, institut d'études et de conseil en opinions. Il a notamment publié l'Idéal et le réel, enquête sur l'identité de la gauche (Plon, 2006), les Oubliés de la démocratie (Michalon, 2011) et plus récemment les Nouvelles Passions françaises (Michalon, 2013). Il revient sur le rapport complexe qu'entretient l'opinion avec la loi travail et sa contestation.

Selon un sondage Elabe publié mercredi, 69% des Français se disent favorables au retrait de la loi travail pour éviter un blocage du pays (46% des sympathisants PS et 54% des sympathisants de la droite et du centre)… Un sondage Ifop pointe, lui, que 62% des Français trouvent la mobilisation «justifiées» malgré les blocages, alors même que selon Elabe, ils sont 52% (et 66% des sympathisants PS) à rejeter les modes d’action des contestataires…

Les deux sondages mesurent des réalités différentes et révèlent davantage des complémentarités que des contradictions au sein de l'opinion française. Le sondage Elabe est consacré aux attentes envers l'exécutif «pour éviter un blocage du pays». Il indique que 69 % des Français ne souhaitent pas conserver la loi travail si celle-ci devait bloquer le pays : le retrait de la loi est la solution privilégiée.

Le sondage Ifop porte sur un objet différent qui est la justification, ou non, des «manifestations et grèves» pour lutter contre la loi travail. Et de fait, 62 % des Français jugent que ces manifestations et grèves sont «justifiées». Autrement dit, il est possible de considérer simultanément que les mouvements sociaux sont légitimes, sans pour autant souhaiter le blocage économique du pays.

Une troisième approche consisterait à interroger les Français sur leur souhait de remise en marche du pays par la levée des barrages ou des blocages des raffineries par exemple, et par des réquisitions au sein des centrales nucléaires. Ces approches différentes plaident pour une lecture globale des enquêtes d’opinion et pour leur mise en perspective.

Alors que le patron de la CGT demande audience à François Hollande, la question des blocages est-elle un risque pour la popularité du mouvement ou davantage pour celle du gouvernement ? Si 59% (Elabe) à 60% (Ifop) des Français désignent Hollande et Valls comme les principaux responsables des tensions sociales actuelles, la CGT est, elle, pointée par 4 Français sur 10 (et 61% pour les sympathisants PS)…

La responsabilité des blocages est prioritairement attribuée à l’exécutif parce que celui-ci est à l’origine du projet de loi, parce que la réforme est devenue impopulaire et enfin parce qu’il n’envisage pas pour l’instant clairement d’aménagements ou de retrait du texte. Pour autant, ce qui comptera au cours des semaines qui viennent n’est pas uniquement l’état des lieux mais bien l’attitude de l’exécutif face aux blocages.

Plusieurs scénarios sont envisageables, à l’aune desquels François Hollande et le gouvernement seront jugés. Le premier scénario est une poursuite des mouvements, pouvant s’amplifier ou au contraire s’essouffler. L’hypothèse de l’usure peut être un pari pour l’exécutif. Le second scénario consiste en une «reprise en main», avec déblocage des raffineries et réquisitions au sein des centrales nucléaires, à la manière dont Nicolas Sarkozy avait agi en 2010 lors de la réforme des retraites. Un succès en la matière pourrait être mis à son crédit.

Enfin, le troisième scénario est celui de l’équivoque. Le texte sera amendé par le Sénat en juin, avant de revenir à l’Assemblée : il devra donc de faire être au moins «retouché» avant son adoption définitive à l’Assemblée. L’exécutif peut donc privilégier la simple possibilité d’une future adaptation, certes en réponse aux mouvements sociaux mais également et par obligation parlementaire pour revoir la copie des sénateurs.

Il me semble que c’est surtout sur la nature de ses «réponses» que François Hollande et le gouvernement seront jugés.

«Ce qui se joue est le paroxysme d’une "guerre des gauches"»

L’inversion de la hiérarchie des normes, prévue par l’article 2 que soutient la CFDT, est le principal point de friction. Est-ce vraiment cela qui se joue dans l’opinion et dans la rue ?

L’enjeu de l’article 2 et de la hiérarchie des normes sont effectivement devenus le point de friction le plus sensible, notamment parce que la CGT en a fait un étendard de contestation, et parce que la CGT joue gros sur ce point : une réduction du poids des branches professionnelles affaiblirait de fait l’influence des syndicats – et notamment de la CGT – au sein de ces branches.

En termes d’opinion, le débat est plus identitaire que réel parce que le principe de l’inversion avait déjà été adopté par la loi Bertrand du 20 août 2008. En revanche ce qui se joue, et qui est essentiel, porte sur l’identité de la gauche : ce texte est perçu, à tort ou à raison, comme un facteur d’hétérogénéité des droits et des précarisations, jugés par une partie de la gauche aux antipodes des valeurs de protection sociale.

C’est l’une des raisons pour lesquelles l’intensité dramatique des confrontations est si forte : l’enjeu n’est pas uniquement un rapport de force politique, mais bien un rapport de forces identitaire qui clive la gauche elle-même, de surcroît à un an de la présidentielle.

Pour Hollande, le «ça va mieux», que les derniers chiffres du chômage (-19 900 en catégorie A, après – 60 000 du mois précdent) sont de nouveau venus illustrer, a-t-il une chance de marquer davantage les esprits que les images de la contestation de gauche contre la loi travail ?

Actuellement, ce qui prévaut surtout en termes d’opinion sont les mouvements sociaux et les blocages économiques, sociaux et politiques. Bien entendu les améliorations sur le front de l’emploi sont elles-mêmes importantes. Mais pour restaurer une partie du crédit de l’exécutif, elles doivent d’une part être crédibles, et donc durables, et d’autre part être attribuées précisément à l’exécutif, ce qui n’est pas mécaniquement le cas.

Les Français s’opposent à la loi travail mais plébiscitent Juppé, n’est-ce pas contradictoire ? On imagine bien que ce ne sont pas les mêmes…

Effectivement les publics ne sont pas les mêmes. Les opposants à la loi Travail se recrutent surtout à la gauche de la gauche, les soutiens d’Alain Juppé émanent de la droite et du centre gauche. Ce clivage illustre toutes les ambivalences actuelles : celui qui oppose notamment la gauche sociale à la gauche de l’économie ou du pragmatisme.

De plus, la popularité d’Alain Juppé ne s’explique pas uniquement par le contenu de ses propositions ou orientations politiques, mais par sa compétence perçue et sa crédibilité personnelle, qui tiennent autant à l’image de ses qualités personnelles qu’au contenu de ses propositions. En outre, il apparaît aujourd’hui, pour une partie de l’opinion, comme un recours face à des dirigeants politiques de gauche ou de droite affaiblis par l’exercice du pouvoir.

De manière globale, ce qui se joue à travers cette loi travail et les mouvements sociaux actuels est le paroxysme d’une «guerre des gauches», jusqu’ici souvent larvée et jamais tranchée. Et surtout, l’incapacité de chacune à «faire ses preuves», à convaincre par la force de ses résultats, conduit chaque sensibilité à se replier sur ses propres principes et à en promouvoir la surenchère. Pour la gauche, il peut en sortir au mieux une clarification, peut-être un statu quo et au pire un suicide collectif.

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