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Edmond Maire, ou le syndicalisme sociétal

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Edmond Maire, ancien secrétaire général de la CFDT, en 1984
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D'une CFTC chrétienne à la CFDT laïque, des idées autogestionnaires à un réformisme prônant les vertus d'un dialogue social émancipé du politique, Edmond Maire, qui fut le secrétaire général de la CFDT de 1971 à 1988, a incarné les transformations d'une partie du syndicalisme français.

Rude année pour la CFDT : neuf mois après le décès de François Chérèque, l'un de ses successeurs à la tête de la confédération, Edmond Maire, disparaît à son tour, à deux jours d'un rassemblement qui doit voir aujourd'hui 10 000 délégués syndicaux fêter la première place syndicale de leur confédération dans les entreprises privées. Une sorte de consécration pour la CFDT dont Edmond Maire aura donc été privé.

Mais si François Chérèque a incarné le compromis social des dernières années, avec Edmond Maire, c'est bien un demi-siècle de la vie de la CFDT -qui a fêté ses 50 ans en 2014- et son évolution doctrinale qui étaient symbolisées par ce dirigeant syndical la pipe souvent au bec, aux airs d'intellectuel longtemps juvénile. Car avant même de devenir secrétaire général de la CFDT, en 1971, mandat qu'il gardera jusqu'en 1988, Edmond Maire a contribué à déconfessionnaliser la CFTC, ce qui entraîna la création de la CFDT en 1964. Il a surtout ancré son syndicat dans une approche alternative au marxisme ambiant, sur un terrain réformiste, à une époque marquée par l'affrontement des blocs Est et Ouest, une époque où le PCF était puissant et relayé par la CGT, une époque où la gauche, discréditée par la SFIO, semblait pour longtemps cantonnée dans l'opposition.

Une quatrième voie syndicale

"C'est un grand dirigeant du syndicalisme qui disparaît. Il a construit la CFDT telle qu'elle existe aujourd'hui, avec une approche réformiste qui n'était ni celle de la CFTC, très centriste et démocrate-chrétienne, ni celle de FO à l'époque d'André Bergeron. Son exigence consistait à appréhender la société comme elle existait, afin de chercher à la réformer", analyse Guy Groux, directeur de recherches associé au Cevipof. L'idée de produire par la négociation des règles au plus près de ceux auxquelles elles vont s'appliquer vient, il est vrai, de la notion de subsidiarité défendue par un certain catholicisme social, qui a aussi marqué Edmond Maire.

Cette idée sera portée par la CFDT dans les années 70, mais dans un sens assez radical, à savoir l'autogestion, conçue comme "le but ultime" du mouvement ouvrier. On a dû mal aujourd'hui à saisir l'importance de ce courant, cultivé par un certain Michel Rocard à la tête du PSU, et dont on retient le combat spectaculaire des ouvriers de Lip. Mais cette idée d'autogestion ne doit pas être non plus idéalisée, souligne Guy Groux. "Il n'y a pas vraiment eu de théorie de l'autogestion", estime le chercheur. Un constat partagé par Nicolas Defaud, auteur de "CFDT, 1968-1995, de l'autogestion au syndicalisme de proposition" : "L'autogestion était un mot valise, qui pouvait par exemple signifier que les salariés pouvaient élire leur direction".

Edmond Maire en donnait lui-même une définition assez large au au micro de France Inter en 2013, en soulignant l''influence des idées de mai 1968 : "C'est une aspiration à l'émancipation individuelle, pas à l'individualisme, mais vers une émancipation collective". Une aspiration qui allait de pair à ses yeux avec la revendication croissante d'un droit à l'expression des salariés au sein des entreprises, que tenteront de traduire dans les années 80 les lois Auroux. 

L'autogestion, on peut du reste en voir un certain héritage, très partiel, dans l'idée, portée aujourd'hui par la CFDT comme par la CFE-CGC, d'un droit à une meilleure représentation des salariés dans les conseils d'administrations pour en venir à un partage des décisions et donc du pouvoir dans l'entreprise, ce que l'on nomme parfois codécision ou codétermination. Notons à ce propos que les ordonnances publiées le 23 septembre dernier ne vont guère en ce sens...

Délégué du personnel et représentant au CE de Péchiney

Quoi qu'il en soit, Edmond Maire, qui revendiquait "avoir été pour une bonne part dans les lois Auroux" du gouvernement Mauroy, sera resté 17 ans à la tête de la CFDT, à laquelle il a imprimé un devoir de réalisme économique, au nom de la préoccupation de l'emploi. Le Monde rappelle ainsi que c'est Edmond Maire qui critiquait en 1982 "le faux pas sérieux" de la décision de François Mitterrand de payer la semaine de 39 heures sur celle de 40. Pas banal de la part d'un ancien technicien chimiste qui commença sa carrière syndicale comme "délégué du personnel, représentant au comité d'entreprise et nouveau responsable des entreprises du trust Péchiney", comme le rappelle la nécrologie du Maitron, le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier.

A l'époque, son activisme le fait remarquer et on lui propose alors une place de permanent dans le syndicat des travailleurs des industries chimiques. La suite de son engagement est connue, sauf qu'il faut rappeler ici qu'Edmond Maire, parce qu'il fréquenta longtemps les cours du soir des Arts et Métiers, était aussi à l'aise dans les habits intellectuels d'un farouche défenseur d'un "syndicalisme sociétal" que d'un simple négociateur de pouvoir d'achat. "Nous voulions un syndicalisme de projet, qui soit mû par un projet qui lie l'action immédiate -et le syndicalisme, c'est d'abord l'action pour transformer les conditions de travail- à un projet de changement de société," résumait Edmond Maire en novembre 2013 au micro de France Inter.

Signalons qu'après s'être retiré des responsabilités syndicales, Edmond Maire fut président jusqu'en 1999 de VVF, villages vacances familles. Une expérience ainsi résumée par l'article du Maîtron : "A la surprise de certains observateurs, l'ancien dirigeant syndical se mua sans état d'âme en "patron" bien décidé à engager une mutation profonde de son association, numéro un du tourisme familial en France et en Europe (..), allant jusqu'à la mise en place, en 1997, d'une société anonyme, VVF-Vacances".

 

"Edmond Maire a été au coeur des contradictions de la CFDT"
A la lumière de votre livre (*), qu'a représenté Edmond Maire dans l'histoire de la CFDT ?

Nicolas Defaud : "C'est incontestablement une figure de la modernisation du syndicalisme, mais une figure paradoxale. Il est engagé au côté de la direction composite qui suivra mai 68, avec des mots d'ordre autogestionnaires, mais déjà sur une ligne moins libertaire que celle symbolisée par l'aventure des Lip en 1973. Plusieurs CFDT coexistent alors et Edmond Maire fait le lien, mais il amènera progressivement le syndicat sur une ligne plus "raisonnable", plus "gestionnaire". Edmond Maire a couvert toute cette période qui a vu la CFDT s'engager fortement à gauche puis se recentrer, en fait se "resyndicaliser", et se défaire de l'engagement partisan. On l'a oublié, mais Edmond Maire était en première ligne avec François Chérèque en 1974 aux Assises du socialisme (on a même qualifié la centrale de "parti syndical") qui a vu l'entrée au PS du PSU rocardien, au sein duquel militaient de nombreux cédétistes. Le recentrage de 1978 a marqué la fin de cette forte politisation et, en même temps, la CFDT sera très présente dans les cabinets ministériels après l'arrivée de la gauche au pouvoir en mai 1981. Par la suite, la tendance au retrait par rapport aux positions partisanes s'est accentuée jusqu'en 1992, voire 1995, avec un positionnement de plus en plus expert, moins militant. Le changement idéologique conduit par la CFDT entre 1970 et les années 90 a d'ailleurs quelque peu dissimulé la mutation sociologique tout aussi importante de la population représentée. De second syndicat ouvrier dans les années 60, la CFDT est devenue le premier syndicat de cadres. Edmond Maire n'était d'ailleurs pas un ouvrier, mais un technicien chimiste, et on lui reprochait souvent sa froideur, en comparaison du style des tribuns ouvriers de certains cadres dirigeants de fédération.

La CFDT comme laboratoire d'idées, c'était une réalité ?

Edmond Maire a contribué à faire de la CFDT un laboratoire d'idées dans les années 70 et 80. C'était sa volonté de produire des livres, de travailler avec des sociologues, des intellectuels, comme avec Michel Foucault en 1982-83 dans le soutien commun au syndicat polonais Solidarnosc. Tout cela semblait possible parce que la CFDT est alors perçue comme une alternative à l'ouvriérisme communiste, comme un syndicat qui réfléchit plus que les autres sans perdre le contact avec le terrain. L'hiver 1995, sous la conduite de Nicole Notat, héritière adoubée par Edmond Maire, viendra défaire définitivement cette image et brouiller les liens avec les groupes intellectuels les plus engagés, notamment ceux qui se mobilisent à l'appel de Pierre Bourdieu.

Un jeune représentant du personnel a sans doute du mal à percevoir aujourd'hui les changements intervenus et leur cohérence...

Oui, nous avons dû mal aujourd'hui à associer les envolées lyriques des congrès de la CFDT dans les années 60 à l'image de réformisme expert que dégage aujourd'hui le syndicat. Mais l'autogestion a en fait toujours été un mot d'ordre ambigü, susceptible de définitions et d'appropriation très différentes. La tension avec les franges libertaires, issues notamment de la fédération du textile, était déjà réelle en 1970. Edmond Maire a toujours fait face à une certaine opposition en interne, il a été au coeur des contradictions de la CFDT. Cela s'est achevé dans les années 80 et 90, avec la chasse aux "moutons noirs" (les héritiers du syndicalisme le plus libertaire) dans l'encadrement intermédiaire et les instances. La contradiction a été levée en grande partie avec le départ en 1988 de nombre de ces militants partis créer SUD". 

(*) Nicolas Defaud : "CFDT, 1968-1995, de l'autogestion au syndicalisme de proposition", livre paru aux Presses de Sciences Po.

 

Bernard Domergue
Ecrit par
Bernard Domergue