Enquête

Centres pour handicapés : où sont les places promises ?

Le handicap au quotidiendossier
Libération est parti à la recherche des places ouvertes dans les établissements pour personnes handicapées... Sans les trouver.
par Marie Piquemal
publié le 29 septembre 2014 à 11h09
(mis à jour le 1er octobre 2014 à 11h25)

Où sont les places créées chaque année dans les établissements pour personnes handicapées ? La secrétaire d'Etat Ségolène Neuville répète en boucle que 4 000 places sortent de terre tous les ans. «Encore 3 761 ont été ouvertes en 2013», assurait-elle à Libération, en mai dernier.

«Pas possible, c'est du bluff», doutent des familles épuisées d'attendre une place qui n'arrive pas. «Si la ministre dit vrai, alors comment expliquer ces listes d'attente qui s'allongent et ces personnes forcées de s'exiler en Belgique ?» La France dépense chaque année 36 milliards pour la politique du handicap, dont 9 milliards d'euros servent à faire tourner les 17 000 établissements existants.

Et 200 millions sont rajoutés depuis plusieurs années pour ouvrir de nouvelles places. Libération est donc parti à la recherche de celles créées l’an dernier, baladé d’administration en administration, pour en arriver à cette conclusion : le compte n’y est pas.

Où l’on apprend que les places ne répondent pas aux besoins

Comment sont décidées les créations de places, financées avec l'argent public ? Les arbitrages se font au niveau des conseils généraux et des agences régionales de santé (ARS). Jean-Christian Sovrano, de l'ARS d'Ile de France, explique: «En fait, on croise le nombre d'habitants sur le territoire et le taux d'équipement existant.» Ce qui donne des résultats parfois à côté de la plaque. «En Seine-et-Marne, par exemple, l'ARS retient un taux d'équipement important. Mais 45% des personnes dans les centres viennent d'autres départements ! Ça fausse tout», se désole Lydie Autreux, élue en charge des solidarités au conseil général de Seine-et-Marne.

Pourquoi ne pas se baser sur les besoins réels? Parce que personne ne les connaît… En France, aucune autorité n'est en mesure de dire où sont les citoyens français porteurs de handicap, quels sont leurs besoins, ni même combien ils sont… Henri Guillet, directeur d'une maison d'accueil spécialisée en Seine-et-Marne, s'en désole. «Comme beaucoup, je tiens à jour la liste de toutes les personnes en attente d'une place. Dans ma structure, j'en suis à 120 familles, toujours en recherche. Cette liste, personne ne me la demande. On croit qu'il existe quelque part un organisme qui centralise les besoins… Mais ça n'existe pas !»

Où l’on nous dit qu’une place n’est pas forcément une place

Une place, ce n'est pas toujours une chambre supplémentaire dans un établissement existant ou dans une structure flambant neuve. «On considère aussi comme des places ce qu'on appelle les services, c'est-à-dire des accompagnements en milieu ordinaire», reconnaît Jean-Christian Sovrano. Pour les enfants, c'est par exemple une auxiliaire de vie scolaire quelques jours par semaine en classe ou en crèche. De la même manière, un infirmier qui vient faire des soins à domicile est comptabilisé comme une place. Sur les 3 761 ouvertes en 2013, 1490 sont en fait des «services». Les optimistes (et les politiques) diront que cela va dans le sens d'une «inclusion» des personnes handicapées dans la société.

Où l’on apprend qu’une place nouvelle n’est pas toujours nouvelle

Il y a une autre subtilité. Les places comptabilisées comme «nouvelles» ne le sont pas forcément. Il peut s’agir d’une transformation – on dit aussi redéploiement. Prenez un établissement créé dans les années 1970 pour des enfants trisomiques. Si aujourd’hui, pour répondre aux besoins, le directeur de l’établissement propose d’accueillir plutôt des enfants autistes, les nouveaux agréments seront considérés comme des créations de places.

Questionnée, la CNSA reconnaît que «315 places ont été créées par transformation en 2013.» Donc si on ajoute aux 1 490 services ces 315 nouvelles places qui ne le sont pas vraiment, le chiffre de 3761 annoncé par le ministère dégonfle : on tombe à 1 956 nouvelles places dans des établissements créés en 2013.

Où l’on cherche concrètement les places

Mais même concernant les places créées, le ministère n'est pas en mesure de fournir une liste détaillée avec les noms et adresses des établissements. «Le cabinet, c'est la démarche politique, l'objectif, le sens. Il ne doit pas se substituer à l'administration qui organise, répartit, finance. Adressez-vous à la CNSA». C'est-à-dire la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie, en charge des personnes âgées et des personnes handicapées. Direction donc la CNSA… Qui n'a pas plus de précision: «Notre rôle, c'est de répartir l'argent alloué par l'Etat entre les 26 agences régionales de santé. Si vous voulez plus de détail, il faut les appeler une à une», conseille, aimable, Xavier Dupont, le «monsieur handicap» de la CNSA.

Tentons donc de vérifier dans un département témoin: la Seine-et-Marne. Dans leur tableau Excel, les services de Jean-Christian Sovrano, à l'ARS Ile-de-France, ont enregistré pour 2013 21 créations, correspondant à des extensions dans trois établissements du département. Coup de fil au premier centre. Le chef de service répond : «Des nouvelles places ? Ah non, pas chez nous, et aucune extension n'est au programme, je serais au courant.» Deuxième établissement, même résultat. «Euh, il doit y avoir une erreur.» Le troisième directeur interrogé indique que huit places supplémentaires ont bien été ouvertes, «mais c'est tout récent, entre février et juillet». En 2014 donc, pas en 2013. Questionné, Jean-Christian Sovrano se dit «un peu ennuyé». Il prend le temps de vérifier. Rappelle deux jours après. «C'est compliqué à expliquer mais à la création de l'ARS en 2010, nous avons hérité d'une situation particulière dans ce département. Vous êtes mal tombée. Je vous ai préparé les données sur le Val-d'Oise si vous voulez. Là, vous pouvez vérifier, tout est OK.»

Où l’on découvre qu’il existe un autre «vrai problème»

«Comprenez bien que nous n'avons aucun intérêt à dire que des places sont créées si elles ne sont pas, insiste Marc Bourquin, directeur du pôle médicosocial à l'ARS Ile-de-France, qui appelle à son tour pour se justifier. Non, le vrai problème, ce n'est pas celui-là. C'est plutôt les places inoccupées. Nous ne savons pas qui se trouve vraiment dans les établissements.» Il n'existe aucun système de remontée d'informations permettant de savoir si les places effectivement créées sont occupées ou laissées vides.

«Dans la plupart des cas, poursuit Marc Bourquin, on verse une enveloppe annuelle aux établissements, mais si le directeur n'a pas tous les lits occupés, nous n'avons pas de moyen de le savoir, si ce n'est deux ans après…» Donc, en résumé, l'Etat, via les ARS, distribue des milliards pour financer des places, sans savoir si elles sont effectivement occupées.

Le pouvoir de pression des ARS sur les établissements est très limité, insiste Marc Bourquin. «Lorsqu'un établissement met fin à la prise en charge d'une personne, même sans respecter les règles nous n'avons que peu de leviers pour intervenir.» Les établissements en France sont en grande majorité gérés par des associations, et sont donc libres de choisir les personnes qu'elles accueillent. Les Maisons départementales des personnes handicapées (MDPH), l'interlocuteur des familles, ne délivrent qu'une «orientation» vers tel ou tel type de structure. En maison d'accueil spécialisée, par exemple, pour les cas les plus lourds. Cette orientation ne signifie pas qu'il y a une place de disponible, c'est simplement un droit de prise en charge. Les familles doivent ensuite taper aux portes des établissements, les uns après les autres, en croisant les doigts pour qu'un directeur accepte. «Il faut qu'elles correspondent au projet de l'établissement», explique l'un d'eux. «Par exemple, nous avons eu une personne qui arrachait les cheveux des autres résidents, on n'a pas pu la garder.» Marc Bourquin conclut : «Vous comprenez ? Créer de nouvelles places, c'est bien, mais cela ne réglera pas le problème.»

(1) D'ici 2016, 41 450 places devraient voir le jour. Il s'agit de l'application du plan Fillon 2008-2012 qui a pris du retard «avec la crise».

Ce schéma résume bien la complexité du système, avec la multitude d’acteurs et l’absence de communication entre eux. Il n’y a pas de relation hiérarchique entre les MDPH, qui dépendent des conseils généraux, et les ARS, sous la tutelle de l’Etat. De leur côté, les établissements apparaissent comme des électrons libres, dont le bon fonctionnement tient essentiellement au professionnalisme du directeur en poste. Les listes d’attente que tiennent scrupuleusement à jour la majorité d’entre eux ne sont consultées par aucune autorité.

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